Extrait 1
Rafa nous reçut dans une salle lumineuse, meublée d’une table et de six chaises. Il transpirait beaucoup. Il semblait très affecté par la réaction de ses fidèles. Certaines femmes venaient se plaindre de son sermon. Qu’elles n’assisteraient plus à la messe, qu’elles préféraient même mourir que d’entendre parler de la sorte, qu’un prêtre ne pouvait tenir de tels propos, que l’inspiration était diabolique. Que patin, que couffin, et blanc et noir, et noir et blanc. Des chieuses. Il nous accueillit quand même avec un grand sourire. Il nous pria de l’accompagner boire un café au comptoir du bar de la Loge. Il cherchait un appartement pour se loger près de l’usine de cacao à Mislata dans le cadre de sa mission ouvrière. Ma mère venait lui faire part de quelques offres. De toute évidence il l’admirait et la respectait beaucoup. Il connaissait son passé. Des tranches de vie à elle. Celle d’une fille de paysan. Un anarchiste fusillé comme un chien galeux après la guerre, mon grand-père. Une femme qui avait parcouru la moitié de l’Europe du nord. Mariée à un plâtrier italien, militante du parti communiste sous la dictature, femme au foyer, mère de deux enfants dont un connard, l’aîné. Autant de lettres de noblesse. Une des rares, pour ne pas dire la seule, à ne pas juger les origines bourgeoises de Rafa. Au contraire. Admiratrice de sa foi qu’elle assimilait à de la conviction. Fière de le compter parmi ses amis. Issu d’une famille importante dont il refusait l’héritage. Un homme qui savait se tenir, parler, et surtout écouter. « Un bourgeois ça s’empêche, disait-il à ma mère, un jésuite aussi, sauf que moi j’arrive pas ». Rencontrer ma mère était pour lui un tendre réconfort, et pour moi le spectacle d’une belle amitié comme je n’ai jamais su en cultiver une moi-même, malgré mes diplômes, malgré le nombre affolant de rencontres à force de secouer le monde par mes voyages.

Otero, en bon erstaz de familiarité populaire, se mêla avec ardeur à la discussion.

— Mais tu sais que la Pepa, elle quitte l’appart en face de mon immeuble. Son jules, il la plaque pour la Lola, une chaudasse qui a le feu au cul et qui se fait ramoner dès qu’elle voit un mec, dit-elle en prenant une pose qui se voulait perspicace.

Rafa exprima une imperceptible gêne en se tournant vers moi.

— Tu sais, ma bonne Otero, qu’il ne faut pas juger cette personne en raison de son comportement. Primo, nous nous méprenons sur la réalité de son appétence qui, comme chacun sait, peut abriter des souffrances hélas insoupçonnables pour son entourage, y compris, et je le tiens des aveux du confessionnal, pour sa propre famille. D’où l’impérieuse nécessité d’épargner à ses parents autant qu’à sa progéniture, par un silence absolu, l’opprobre qui pourrait découler du mal dont elle est victime. Deuxio, cela peut aussi s’apparenter à une pathologie qui ne procure aucun plaisir, aucune jouissance libératrice comme on pourrait en attendre de l’acte en soi. Bien au contraire, cela l’oblige à s’enliser dans les mouvances d’une addiction sexuelle qui finit par la rendre malheureuse, mal aimée et incomprise. Utilisée de surcroît par les hommes peu scrupuleux qui ne voient en elle qu’un objet sans valeur à trois orifices. Cela, je le tiens d’une amie psychanalyste. Ça s’appelle de la NYMPHOMANIE.

Rafa m’encouragea à travailler à l’école avant de prendre congé. Il se précipita dans une des vieilles rues de la ville. Il semblait voler avec sa soutane.

Je me tournai vers ma mère :

— Maman. Je veux faire du catéchisme comme mes copains, à l’église. Je veux aussi intégrer la Phalange et devenir jésuite comme Rafa. Si ça marche pas, je me tire à Piedimonte Matese, à Naples, d’abord chez la nonna, puis je m’inscris à la Mafia. En attendant, je veux que tu m’amènes au caté ! Je veux être JÉSUITE pour les nymphomanes !

Extrait 2
Grâce à Silvio Berlusconi, l’actrice Nadia Cassini devint une divine soubrette dans l’émission Drive In qui s’achevait toujours avec la chanson Bum Bum Bum Cantiamo qu’elle entonnait d’une voix flûtée, la même qui bercera nos cœurs romantiques avec son tube À qui je la donne ce soir ? J’en étais sidéralement amoureux.

Elle posa la première fois pour Playboy en 1977, on la voyait en couverture de magazine, de dos, en string, bottes et veste en cuir sans manches sur une Harley : Nadia Cassini a tutto gas… Puis en 1980, toujours de dos, toujours nue, portant cette fois-ci la moitié du subway-dress de Marilyn remontant jusqu’aux hanches grâce à la soufflerie d’une machine à vent, montrant ce derrière que les Italiens appellent pudiquement « suo lato B » : Nadia Cassini, la bomba del sabato sera…

Suite à une chute banale à Acapulco, Nadia se rendit à Paris pour un rehaussement de l’arête nasale. La rhinoplastie devait se faire avec un cartilage de l’oreille droite. Dès lors, pour celle qui était l’icône sexuelle de l’Italie pendant au moins deux décennies, ce fut une terrible descente aux enfers. Elle eut le visage brûlé au troisième degré et une gangrène à l’oreille qui se solda par son amputation. Des litres de vodka la plongèrent dans un alcoolisme inconsolable. Une phrase magnifique résumera son destin : « J’avais le plus beau cul au monde, mais dans la vie j’ai jamais eu de cul ».

— Qu’est-ce qu’elle est belle ! s’émerveilla César.

Évidemment, tout comme elle, nous étions loin d’imaginer sa destinée tragique au début du générique du Dieu Serpent. Assis sur les sièges en bois du cinéma Le Culturel, nous en étions au début de la deuxième séance. Le sol commençait déjà à se tapisser d’écorces de pipas, de sachets de maïs grillé, de mégots, de serviettes hygiéniques et de pelures de tramousses.

Dans ce film devenu culte, injustement traduit en français par La Possédée du Vice, et réduit par la critique à une vulgaire étiquette fantasmo-érotique, Nadia/Paola libère la femme en libérant ses pulsions. Elle s’initie au rite vaudou dans une île des Caraïbes, et se fait sauter par Djamballà, un renoi qu’elle assimile au dieu serpent. La bande sonore est sublime, une mélodie chaude et pulpeuse à l’image de la nouvelle Ève incarnée par le personnage de Paola.

Pendant l’entracte les diapositives publicitaires défilaient pour la promotion des meubles Ximo, des conserves Pascual, des fleurs Esterlicia, de la boutique Bruselas, élégance et mode pour homme, femme et enfant, de l’opticien Palomera, qualité et mode européennes à un prix espagnol, ou encore Kokoriko, El Pollo Feliz, le meilleur du poulet à la broche, les patates sont offertes. On quitta le cinoche. On connaissait par cœur le troisième film avec Alvaro Vitali, La prof et les farceurs de l’école mixte.

La nuit devait pas trop tarder à tomber. César me proposa de casser sa tirelire. Manière de prendre un peu le large à Valence pour voir la mer, boire un coup, se taper un coucher de soleil. C’était un soir bien chaleureux, des couples fainéantaient sur les bancs de l’avenue Gregorio Gea, les Champs-Élysées de Mislata. Des essaims d’hommes répétaient la procession de l’archange Michel, la statue fraîchement sortie de l’église, au milieu des tambours, cornets et trompettes.

Dans l’appartement de César, du vestibule à la chambre à coucher de sa mère on pouvait suivre comme un fil d’Ariane vêtements et dessous disséminés par terre et sur les meubles. Aux grincements frénétiques des ressorts du lit s’ajoutaient des coups sourds qui heurtaient violemment la cloison. Elle gémissait à plein gaz, on s’y entendait plus, ça faisait un bon quart d’heure que le type lui fourrageait la cheminée équatoriale, avec des ahanements éraillés, un peu lubrique, un peu fauve j’aurais dit. On ne lui connaissait pas d’hommes attitrés, seulement des amants de passage. Parfois il s’en trouvait deux ou trois au petit-déj avant de se rendre à l’école. Tu aimes le cola cao, negrito ? qu’ils lui demandaient en remontant la braguette. Sa mère sentait le cul, y avait pas à dire. Elle allait au charbon sans dieu ni maître. Les mecs se régalaient. Des veinards que César détestait. Il souffrait le calvaire en ravalant sa peine. On en profita pour vider le larfeuille de l’heureux élu.

 

Extrait 3
Madrid, 20 mars – 12 décembre 1978

 Centre de détention de la DGS, Puerta del Sol
Le Bébé se frotte les mains avec un torchon mouillé. Il ne parvient pas à faire partir le sang. Au sous-sol on s’amuse à torturer une militante d’ETA. Luigi donne une canette de Fanta à Paloma. Les hurlements de la basque ne dérangent personne.

Paloma venait d’être expulsée du PCE-r. Elle passait pour une dégénérée. On lui reprochait de brouter du vagin à tire-larigot, de tondre le gazon dès qu’elle en apercevait une motte, d’éplucher des lentilles aux parentes des militants. Elle excellait dans l’information, la langue était son domaine et pas que pour faire de la tarte aux poils avec de la gouine du comité. Elle livrait des renseignements à gauche et à droite. Sa connaissance du gauchisme underground était encyclopédique, son idéologie vénale. Elle baisait plusieurs fois par jour, collectionnant les types de tout bord politique. Une sex machine. D’où son érudition.
Le Bébé sort son calepin. Il prend des notes en matant son entrecuisse. Elle ne porte jamais de culotte. Elle en profite pour écarter ses jambes.
— T’aimes les coños poilus, mon salaud ?

Luigi tire sur sa clope. Le vice à voile et à vapeur du Bébé le met en rogne.
— Parle-nous plutôt de Bartolomé !

Elle aère ses cuisses avec sa jupe.
— Barty c’est le talon d’Achille du mouvement. Un ancien séminariste dominicain. Un défroqué initié à la clandestinité par Calixto, le Secrétaire Technique. Il l’a fait basculer de l’Ordre des Prêcheurs au monde des pécheurs, de l’oraison contemplative à la parabole prométhéenne. Du saint Dominique au maudit GRAPO. Du socialisme réel du Christ au socialisme imaginaire du crétin. Au fond il n’a jamais quitté le champ de l’utopie. Il a juste changé de couvent. Il est marié à une autre militante, Aurore. Elle est gentille, mais totalement frigide. Elle s’inscrit en faux contre l’usage de la fellation. Je n’ai pas eu de mal à me rapprocher de son mari…

Le Bébé interroge Paloma sans quitter des yeux son coño.
— Est-ce qu’il s’est laissé convaincre pour Haddad ?
— Il a trouvé l’idée de se le farcir plutôt alléchante. Je lui ai passé en boucle le disque de Luigi, entre deux pipes. Haddad, le suppôt de l’impérialisme distingué. La lie de la classe politique. Agustín Rueda ne devait pas mourir pour rien. On ne pouvait accepter une simple mise à pied de Cantos après le massacre d’un gamin au mitard. L’occasion aussi de frapper fort au cœur de Madrid. Il a proposé le scénario de l’attentat à Calixto. C’est sur la bonne voie. Aux dernières nouvelles, ils devraient opter pour la solution finale.

Luigi jette la clope dans la canette de Fanta au moment où elle s’apprête à boire une dernière gorgée.
— Quand ils en auront fini, tu feras de nouveau joujou avec ta mandibule pour le féliciter. Je veux que le défroqué te donne tous les noms des membres du commando. Le Bébé devra procéder à des arrestations d’anthologie.

 

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