Extrait n°1

Les huiles remontées à Paris, le soufflé retombé, la brigade espère un intermède amplement mérité. Que nenni. Le crime organisé ne s’autorise ni indulgence, ni répit. Business is business. Car, dans le milieu de l’argent facile, il est une lapalissade courue : ce qui est pris n’est plus à prendre. Beaucoup plus facile que d’expliquer le théorème de Pythagore à une colonie de blaireaux endormis.

Bref, dans les seize arrondissements de Marseille, la chasse à la voyoucratie est repartie comme en Quatorze. En dépit d’une situation toujours tendue, Greg et Toinou ont retrouvé leur repaire de l’Évêché et leur chef s’en félicite. C’est que les bougres ont du travail sur la planche. Le dossier Lheureux n’avance pas. L’audition de sa maîtresse n’a pas fait bouger le schmilblick d’un iota et l’accident de Lagâche demeure une énigme absolue. Le conducteur du bolide fou est toujours en cavale et ledit véhicule a été retrouvé, bien plus tard, incendié près du tunnel du Resquiadou, à la périphérie de l’Estaque, en direction du patelin provençal réputé pour ses chèvres de race et sa brousse labellisée AOC, le Rove.

Hormis le nom et l’adresse de son infortuné propriétaire, la PJ dispose de pas grand-chose. Si ce n’est du témoignage d’un toxico, plutôt indigne de confiance, qui a vu dans la pénombre de la nuit le pyromane, un individu de taille moyenne, attifé d’un survêtement aux couleurs de l’OM, blanc et bleu. Comme lui, il y en a des milliers d’exemplaires sur la Canebière. Autant trouver une aiguille dans une botte de foin.

Autour de la machine à café, le capitaine et ses lieutenants chahutent comme des étudiants au premier jour de la rentrée universitaire. Le distributeur accepte volontiers les pièces de monnaie mais se fait prier pour donner le change. Deux claques simultanées sur ses flancs et l’automate récalcitrant obéit. Toinou, toujours prêt à en découdre avec tout ce qui le contrarie, renouvelle l’opération une deuxième, puis une troisième fois. Les gobelets plastique s’empilent, dégoulinant d’un liquide marron clair qui tire plus du jus de chaussette que de l’arabica à l’arôme puissant. Classique.

Faciès énergique, allure déterminée, économe de ses paroles, le commandant Cordelier s’impose inopinément à la table bistrot, haut perchée, investie par ses collaborateurs.

— Bonjour Messieurs, suivez-moi, la patronne nous attend dans son bureau.

Nul ne moufte. Pas question de négocier un délai de convivialité supplémentaire. On ne plaisante pas avec le Foyalais[1]. Quand faut y aller, faut y aller.

Installée à sa table de travail, la tête plongée dans quelques dossiers urgents, Mme la Commissaire gratifie ses subordonnés d’un sourire généreux. Elle porte un tailleur à la coupe stricte dont la couleur, gris clair, flatte ses yeux lumineux et sa chevelure aux reflets roux. Le dos droit comme un manche à balai, elle ne peut dissimuler le volume imposant de sa poitrine. Hormis le Cochise du lot, de nature sans-gêne, la discrétion est de rigueur. Dans un bel ensemble, tous interprètent ce qu’ils ne voient pas et, à défaut de se rincer la rétine plus intimement, fantasment allègrement.

L’entrée en matière résonne comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu azur.

— Messieurs, comme vous le savez, je ne transige pas avec l’autorité et les valeurs de notre beau métier. Je ne suis ni tolérante ni compatissante, surtout avec les voyous.

Elle s’interrompt, laissant ses subordonnés imaginer la suite de son propos. Peine perdue. Personne ne sait où elle veut en venir. Elle pose ses avant-bras sur les accoudoirs de son siège, jauge chacun de ses interlocuteurs d’un regard impassible, cible plus spécifiquement Bonasse qui baisse les yeux, et dit :

— J’ai conscience que la visite présidentielle n’a pas facilité la tâche des équipes. Je pense notamment à vous, Capitaine, qui avez dû vous séparer momentanément des lieutenants, Albertini et Garcia. Je tenais à vous féliciter personnellement de votre compréhension et de votre contribution à l’engagement collectif. Je vous demande maintenant de reprendre avec vos collaborateurs le fil de vos investigations et de redoubler d’efforts afin de solutionner au plus vite le meurtre de M. Lheureux et la tentative perpétrée contre M. Lagâche.

Marcello n’en revient pas. Sous ses airs de Margaret Thatcher, la big boss porte une belle âme à la dimension humaine insoupçonnable. Le doyen en éprouve une vive émotion intérieure, une sensibilité à fleur de peau qu’il dissimule par la force des choses : épiderme tanné, barbe négligée et sourire figé lui donnent en effet une apparence trompeuse de dur à cuire au cœur de pierre.

 

 

 

Extrait n°2

L’appartement se situe dans le centre historique de la cité, plus précisément rue Haxo. Une ruelle connue des vieux Marseillais pour deux raisons :

  • Une entrée d’arrière-boutique de quelques marches donnait accès Aux Dames de France, le plus grand des grands magasins de la ville, à l’époque.
  • Les sportifs ne manquaient jamais une occasion de refaire le match Chez Dop. Un troquet minuscule mais emblématique tenu par l’ex-vedette internationale de jeu à XIII, Fra Diavolo[2].

La Cinderella du massage tantrique officie donc dans ce lieu haut en couleur, peuplé à même la voie piétonne de chaises, de tables, de parasols, de serveurs debout et de cols blancs bien en place. À la pause déjeuner, on y boit, on y mange et on s’y détend. Un peu paumé par l’agitation ambiante, Arthur n’en mène pas large. Son costard étriqué et ses pompes astiquées comme une voiture neuve lui confèrent un air de provincial attardé.

Principe de précaution oblige, la belle lui a donné des instructions précises. À son arrivée, il doit se placer devant la boutique A et D déco, lui passer un coup de fil afin d’obtenir l’adresse précise de la rencontre, le code d’accès de l’immeuble, l’étage et, surtout, faire preuve de discrétion. Une procédure contraignante qui génère chez le novice une mixture de doute, d’anxiété et de défiance qui s’appelle la trouille.

Vétuste mais propre, le bâtiment est dépourvu d’ascenseur. L’informaticien gravit l’escalier en colimaçon d’un pas emprunté. Des gouttes de sueur perlent de son front. Ses jambes flageolent avec une intensité accrue d’étage en étage. À chaque palier, il s’accorde quelque répit. Il inspire longuement pour trouver le courage qui lui fait défaut. Il réfléchit, tergiverse, hésite, hésite encore. Renoncer, continuer ? Sa curiosité le pousse plus avant, sa timidité lui adjure d’abandonner. Il regrette de s’être fourré dans un tel pétrin. Il est même prêt à rebrousser chemin quand une voix féminine l’engage au dernier effort.

Une jeune femme aux yeux enjôleurs et à la crinière blonde qui s’épanouit sur ses épaules, l’accueille sur le seuil de la porte. Elle porte un peignoir de bain blanc, dont le col châle laisse entrevoir la naissance de sa poitrine, deux fruits de dimension modeste mais à la tenue irréprochable.

— Thé, café, bière, Coca, autre chose ? lui propose-t-elle.

Bouche sèche et gorge serrée, le benêt implore sous son crâne surchauffé le Père, le Fils et le Saint-Esprit, avant de bégayer un « Sais pas » inaudible.

— Dans votre état, tranche-t-elle, une infusion aux propriétés relaxantes s’impose.

Elle lui désigne un sofa et passe dans la kitchenette indépendante.

Désormais seul, le diplômé en informatique évalue la décoration du salon tandis qu’une musique douce apaise son anxiété. Une odeur d’encens flotte dans cette bonbonnière dévolue à la sensualité. Les murs aux tons chauds supportent des éclairages tamisés, hymnes au bien-être et à la félicité. Enfin, point d’orgue de ce temple du plaisir, un lit central, circulaire, aux draps de soie chante la volupté et l’enchantement des sens.

Sur la table basse, une revue de vulgarisation titre : Massage tantrique, mode d’emploi.

Curieux, Arthur s’en saisit et entame une lecture des plus instructives. Il apprend ainsi que cette pratique, principalement hindouiste ou bouddhiste, n’est pas une déviance sexuelle, mais qu’elle agit sur toutes les parties du corps, y compris les organes génitaux, en évitant toutefois la masturbation, même si le nu intégral est préconisé.

L’infusion lui est servie avec un cérémonial bouddhiste. Il trempe ses lèvres dans ce liquide aux effluves envoûtants et le savoure avec délicatesse. Elle s’assied à ses côtés sur la banquette oreille de velours jaune, soucieuse de ne pas l’effaroucher. La discussion s’engage tout naturellement. Avec douceur et compréhension, elle apprivoise son visiteur. Elle lui demande de se raconter, superficiellement. Il y consent. En retour, il se contente, lui aussi, d’une présentation sommaire et de quelques confidences plus intimes. En vrai, elle se prénomme Alicia, est kiné, mais son métier ne la satisfait pas pleinement. Les EHPAD, les rhumatismes, les dos douloureux, bref les maux de la vieillesse lui permettent de gagner confortablement sa vie mais le compte n’y est pas.

Occasionnelle des massages tantriques, sources de plaisir, elle lui expose les bienfaits de la méthode asiatique. Le tantrisme participe au développement de la personnalité. Il aide à résoudre les problèmes émotionnels, psychologiques et relationnels. Et même si les zones érogènes sont sollicitées, elle l’avertit :

— Ne prenez pas vos désirs pour des réalités. Il n’est nullement question d’espérer un quelconque rapport sexuel consommé.

Un bipède averti en vaut deux. La séance commence. Baisser de rideau. Le secret de la thérapeute sera jalousement gardé.

Apaisé et rasséréné, Arthur la quitte à regret et lui promet de la revoir bientôt.

 

 

 

Extrait n°3

— Mèhu, Mèhu, réveille-toi, réveille-toi, c’est moi, Bobby !

J’entrouvre mes paupières. La lumière m’aveugle. Je les referme aussitôt. Je reprends peu à peu conscience. À juste raison, je me présume dans un sale état. Ma tête a pris du volume façon citrouille d’Halloween et un liquide chaud, gluant inonde mon visage. Je pète la méforme et me débats dans d’affreuses souffrances. Étendu à terre, replié sur moi-même, je pleurniche mon incompréhension :

— Putain ! Que m’est-il arrivé ?

— T’inquiète, mon ami, je suis là.

Bien que dans les bégonias, je reconnais la voix réconfortante de mon fidèle partenaire. Je lui réitère ma question :

— Que m’est-il arrivé ?

— Rien de grave. Ce n’est pas encore Noël, déconne-t-il, mais tu t’es pris une sacrée bûche sur la tronche.

Soudain, je réalise :

— C’est cet enfoiré de Césario, n’est-ce pas ? Où est-il ?

— T’inquiète, me rabâche-t-il, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce ; je l’ai ficelé comme un cochon de lait.

J’insiste :

— Il est où ?

— Ne t’excite pas. Juste là, à côté. Je t’explique. Quand il m’a vu, il s’est chié dessus. Que pouvais-je faire sinon le maîtriser et le foutre là, dans ce lieu d’aisance qu’est la cabane au fond du jardin ?

Et il éclate d’un rire guttural, heureux de son trait de génie.

— Mais, toi, tu fiches quoi, ici ?

— Intuition, pressentiment, tu y crois ?

Il ne s’appesantit pas sur la réponse, privilégiant la suite de son récit :

— Quand je me suis pointé, il allait te saigner. Je me suis précipité sur lui en hurlant comme un forcené. On s’est battus, roulés dans la poussière. Il était sur moi, tentant de m’étrangler quand ma main a saisi le premier objet venu, une pierre comac. J’ai tapé de toutes mes forces. Ensuite, je l’ai saucissonné, traîné jusqu’aux chiottes, attaché et bâillonné. La limace est à toi, maintenant.

Je ne sais comment remercier mon sauveur. L’inspiration me manque, tant je suis à l’ouest. Pour le principe, je bafouille quelques mots d’une platitude affligeante :

— Merci, mille mercis.

Mon messie vient à ma rescousse :

— Ne te fatigue pas. Tu aurais fait la même chose pour moi.

C’est vrai. Néanmoins, je lui suis redevable d’une dette gigantesque, ma vie, tout bonnement. Il m’aide à me relever et à ravaler ma façade abîmée. Ma main pèse lourdement sur son épaule. La terre semble se dérober sous mes pieds. Mais je m’accroche. J’avance clopin-clopant. Encore quelques mètres et j’y serai. Enfin ! Je ferai cracher la vérité, toute la vérité, à cette vermine toxique, à ce putois puant. Oui, j’aurai sa peau. Nous entrons.

À l’intérieur, le spectacle est renversant. Ficelé comme un rôti, torchon roulé sur la bouche, Augusto Césario agonise sur le trône composé de planches. Bob n’y est pas allé par quatre chemins ni de main morte. Il l’a carrément massacré avant de le ligoter.

S’il n’était pas solidement maintenu par ses attaches, le Vicomte choirait sur le sol terreux comme une marionnette démantibulée. Pour le réveiller de son coma, je préconise une manière expéditive et efficace, lui verser sur sa sale gueule le contenu du seau d’eau froide qui sert de chasse. Bobby joue le pompier de service. Il se charge de cette mission cruciale. Le pantin désarticulé ne bouge pas. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier. Le résultat se fait attendre.

[1] Habitant de Fort-de-France.

[2] De son vrai nom, Jean Dop.

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