Extrait 1/3
Effectivement, nous ne nous pressons pas. Nous prenons le temps de marcher tranquillement, de nous arrêter en admiration devant de somptueuses vitrines d’antiquaires ou même devant d’autres lieux d’exposition :
- Mais il y a plein de galeries ici, j’avais jamais fait gaffe ! Quand tu vois qu’en province on en a une ou deux par-ci par-là !
- Paris est unique.
On s’éloigne du Trocadéro et on s’enfonce dans le dédale des rues parisiennes. Je le suis les yeux fermés sans savoir où nous sommes. Je suis complètement paumé. On finit par prendre une petite ruelle au fond de laquelle se trouve un grand portail. Luka pousse ce dernier et tout à coup, on se retrouve dans une oasis de verdure à des années-lumière de la grande citadine bruyante que nous venons de quitter. Quel tour de magie ! J’en reste coi.
- Mais c’est quoi ce truc, Luka ?
- Un ancien couvent dont la salle principale a été reconvertie en salle d’exposition. Pour la peinture c’est vraiment le lieu idéal car elle est en bonne partie à l’abri des rayons du soleil.
- Mes toiles dans un couvent, on aura tout vu ! Il y en a quand même qui risquent de choquer, non ?
Il éclate de rire et, alors que nous poussons une grande porte vitrée, un petit homme tout frêle dont la carrure ne doit pas dépasser les trente centimètres vient à notre rencontre en tortillant du derrière si agilement qu’il pourrait faire rougir les pensionnaires de la rue Saint Denis. Chaussé de mocassins noir et blanc d’une autre époque, affublé d’un pantalon bleu pétrole retenu par une ceinture et dont la taille ne doit pas dépasser le trente-deux, surmonté d’un chemisier rose bouffant aux poignets, il change de bras pour tenir son chihuahua au poil décoloré avec un kiki rose sur la tête. Le petit est assorti à sa maîtresse a priori ! J’ai envie d’éclater de rire, mais je n’ai encore rien vu.
Arrivé à notre hauteur, avant de nous tendre la main, je le regarde, consterné : il a dû se passer du fond de teint avec une spatule à tel point que la peau de son visage paraît plastifiée. Je ne suis pas certain de le reconnaître si je devais le croiser dans la rue sans tous ces artifices.
Ses yeux sont deux petits points noirs enfoncés dans leur orbite que l’épaisseur des loupes qu’il porte en guise de lunettes n’arrive pas à grossir davantage. La monture est énorme, en écaille. Sa perruque d’un blond jaune paille le rend encore plus surnaturel :
- Louka, mon ami comment vas-tu ?
Et en plus il a une voix des plus féminines qu’il accentue en se tortillant à chaque syllabe tout en faisant tourner son poignet en tous sens. C’est exactement ce qu’on appelle une folle. D’ailleurs j’ai l’impression d’assister à un remake de La Cage aux Folles, film que j’avais adoré soit dit en passant tellement il était hilarant. On se croirait dans un sketch, mais cette personne qui me fait face n’a rien d’un comédien. S’il inspire de la sympathie d’une part il est également doté d’un sens des affaires hors du commun d’autre part comme je l’apprendrai plus tard.
Avec un large sourire Luka répond à son hôte :
- Très bien, Loulou. Regarde qui je t’ai amené.
- C’est vous l’artiste ? me dit-il en laissant tomber négligemment sa main.
Je ne lui fais pas un baisemain mais je la lui serre mollement. J’ai des toiles qui représentent des sexes féminins en gros plan et il n’y a pas cinq minutes je me demandais si elles ne seraient pas déplacées en ce lieu dont les murs doivent se souvenir de tant de prières. Après tout, n’ont-ils pas également entendu bon nombre de cris et chuchotements tous moins innocents les uns que les autres ? Ajoutons à cela qu’avec l’individu que j’ai en face de moi, je me sens moins isolé dans le blasphème. C’est alors que je découvre le génie de Luka de m’avoir dégoté un tel énergumène qui a un carnet d’adresses des plus inattendus :
- Michou et ses amis seront là ce soir et comme vous le savez, la plupart sont de grands amateurs d’art. Je leur ai promis la primeur de l’artiste.
Ébahi, je le regarde avant de lui demander :
- Michou, celui du cabaret de Montmartre ?
- Évidemment, qui d’autre voulez-vous que ce soit ?
Je n’en reviens pas. Je ne pensais pas présenter mes œuvres à des célébrités. Je ne suis pas un peintre renommé. Une fois de plus, Luka a bien su faire son travail et là, je dois reconnaître qu’il m’épate. J’ai l’impression de revivre. Je me sens tout à coup pousser des ailes et l’envie de tenir un pinceau me saisit soudainement. À cet instant précis, il n’est pas exclu que je reprenne goût à mon art. Et si je recommence à peindre, alors je peux aussi avoir de nouveau l’envie de vivre et redevenir celui qui aimait croquer la vie au jour le jour, en carpe diem, ce libertin vouant un tel culte à la Femme qu’il en avait fait un art de vivre. Oui, je sens que je pourrais redevenir le complice de ces dames, le cauchemar de leurs maris quand je n’en suis pas le complice.
Loulou me regarde et à travers ses lunettes, je devine toute la malice de cet homme (ou de cette femme, je ne sais comment le nommer). Essayant de cacher mon émotion je lui dis :
- Je serais là en exclusivité pour vos invités, pas les autres jours, comme convenu. Les toiles vendues ce soir seront vernies par mes soins, devant les yeux du public, en direct, sur place. C’est le genre d’animation qui se perd, mais pas avec moi.
- Ma galerie est réputée pour avoir l’exclusivité de l’artiste le jour du vernissage. Je suis un des rares galeristes à organiser ce type de manifestation sur invitation. Et c’est justement ce qui fait ma réputation. Il y a tellement de monde qui souhaiterait assister à mes expositions que je peux me permettre de trier mes invités sur le volet. Je ne prends que des amateurs d’art qui ont les moyens de s’offrir ce qu’ils aiment. Les autres ne m’intéressent pas. Vous êtes un grand artiste mon cher. Si vous ne le savez pas encore, vous n’allez pas tarder à le découvrir.
À cet instant-là, je comprends que j’ai en face de moi un businessman hors pair. Qu’il tortille ou pas quand il marche, qu’il soit maniéré ou pas, peu importe, il sait où il va et à mon avis, sa commission doit être à la hauteur des invités qu’il a convié ce soir.
Extrait 2/3
Un petit vent léger abaisse un peu le mercure pour le plus grand bien de tous ces touristes qui s’habituent mal aux chaleurs estivales carcassonnaises. Un papier emporté par le souffle nordique atterrit sur ma table. Du plat de la main, je l’arrête machinalement. C’est une lettre manuscrite, stylée, d’un graphisme féminin caractéristique de ces ronds posés sur les « i » en guise de points. Rapidement, je remarque la forme arrondie des caractères, synonyme de charme, de séduction, de douceur et de générosité. Les lettres inclinées vers la gauche laissent penser que l’auteur de cette missive est tournée vers son passé, qu’elle se base sur son vécu et a peut-être du mal à se projeter vers l’avenir. La signature m’interpelle également. En effet, le rail au sein duquel elle est intégrée est une façon de se protéger, de se sentir guidée.
Initié à la graphologie il y a quelques années par une de mes amies, il ne m’a suffi que d’une poignée de secondes pour réunir ces quelques observations. Malheureusement, je ne peux pas prendre connaissance du contenu, hormis le post-scriptum « va te faire foutre », car son auteur m’apostrophe d’une voix chevrotante :
- Excusez-moi monsieur, le vent m’a surprise…
- …je vous en prie.
Je lui tends son bien d’une main, tout en désignant la chaise vide qui me fait face, de l’autre :
- Asseyez-vous à ma table, je n’attends personne. Puis-je vous offrir un verre ?
Interloquée, elle se saisit prestement de son courrier et me dévisage avant de passer outre une hésitation évidente :
- Ma foi, ce n’est pas dans mes habitudes d’accepter un verre d’un inconnu, mais après tout, pourquoi pas.
Elle s’installe, un peu gênée. Blonde, les cheveux mi-longs, les yeux marron, un visage assez quelconque, il lui manque le charme slave que j’affectionne particulièrement chez les femmes aux cheveux clairs. Elle porte des lunettes de soleil remontées sur le sommet du crâne en guise de serre-tête. Elle est habillée d’une robe blanche légère et dégage quelque chose d’inhabituel, de candide, un brin d’innocence. Tout ce qu’il faut pour exciter le petit diable qui sommeille au fond de moi.
- Que voulez-vous boire mademoiselle ?
- Il est 10 heures du matin, je sais que c’est un peu tôt pour un alcool fort, mais, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je prendrai bien un whisky.
- Non seulement je n’y vois aucun inconvénient mais en plus, je vais vous accompagner.
C’est ainsi que je fais la connaissance de Thalz. Un peu paumée, elle vient de se faire larguer par son mec qui est parti avec sa meilleure amie. Naturellement elle est dans tous ses états, et c’est à ce type indélicat qu’elle écrivait, folle de rage et pleine de colère. J’éprouve très vite de l’empathie car j’ai été en colère contre moi-même il y a peu, avant d’être complètement effondré. J’essaie de lui remonter le moral avec plus ou moins de tact tout en lui faisant remarquer qu’à 37 ans il n’est pas difficile de refaire sa vie, surtout quand on est sans enfant, comme elle. Mais rien n’y fait. Le chagrin qui a laissé place à la colère l’empêche d’écouter tout ce qu’un illustre inconnu peut bien lui raconter à la terrasse d’un café en sirotant un whisky à 10 heures du matin ! Aussi, continue-t-elle son récit, le ponctuant de gestes nerveux qui donnent vie à ce dernier. De plus en plus désinhibée par l’alcool, elle se libère et, de temps à autre, me laisse entrevoir ses seins magnifiques par l’échancrure de sa robe lorsque elle se penche vers moi. D’ailleurs je ne me cache pas pour les admirer ce qui ne semble guère la déranger.
Elle continue à crier vengeance lorsqu’une soudaine pulsion me gagne, tel le réveil d’une addiction qui s’était dernièrement évanouie : l’appel du vice, celui de la perversion de l’innocence comme une renaissance. Un sang nouveau circule dans mes artères. Pourquoi cette femme a-t-elle ressuscité ces désirs charnels que je croyais enfouis à tout jamais au fond de moi ? À moins que le réveil de cette pulsion ne soit la suite logique de ma résurrection observée ces derniers jours.
Cette fois-ci, il n’y aura pas de mari cocu. Tant pis, mais le challenge est bien plus subtil que ça. Je repense à ce que j’ai pu décrypter à travers l’écriture de cette jeune personne. En effet, si elle est d’un physique quelconque, force est de constater qu’elle dégage un certain charme qui ne me laisse pas indifférent. Peut-être est-ce ce dernier qui m’a tiré de ma léthargie sensorielle. En ce qui concerne mon potentiel de séduction, il m’est difficile d’en juger la portée compte tenu des circonstances qui affectent celle qui est en train de devenir ma proie. Oui, c’est cela, je la devine comme telle et je redeviens chasseur. Par contre, j’ai vu à travers son écriture qu’elle serait du genre à rester braquée sur son passé ; il est donc inutile que je lui suggère de ne plus y penser en regardant l’avenir. Il me faut actionner le bon levier. C’est alors qu’un détail me revient ; en effet, si à travers sa signature j’ai cru déceler un besoin d’être protégée et de se sentir guider, alors je pense qu’en dévoilant la sûreté et la maîtrise qui me caractérisent elle pourrait plus facilement céder à mes intentions décadentes. Hum, je sens au fond de moi le petit diable se réveiller et agiter sa fourche pour évincer la voix de la raison. Lentement, je me laisse glisser vers les abysses de la luxure pour que cette inconnue, prise dans la spirale du chagrin et de la déception devienne l’objet du défi que je me lance, celui de la pervertir.
- Dites-moi ma chère Thalz, ne le prenez pas mal, mais vous est-il déjà arrivé de coucher avec un homme pour de l’argent ?
- Vous plaisantez j’espère ! Pour qui me prenez-vous ?
- Vous auriez très bien pu le faire occasionnellement, juste pour le fun, mais là n’est pas le propos. Imaginez la tête de votre ex s’il apprenait que vous avez baisé avec un inconnu pour du fric. À votre avis, qu’en penserait-il ?
- Il aurait l’impression de ne pas avoir été plus important qu’un client de bordel ! Le connaissant, je suis persuadée qu’il se demanderait s’il n’a pas été trompé par un client. Et toutes ces questions le rendraient fou, ce serait le coup de grâce !
- Je vous propose de coucher avec moi contre de l’argent.
- Pardon ! ?
Les yeux lui sortent de la tête et, tellement surprise par mon indécente proposition, elle se fige telle une statue de cire. La bise légère fait virevolter quelques-uns de ses cheveux, seuls signes qui lui donnent vie. Calé au fond de mon siège, l’œil brillant, je laisse place au petit diablotin décadent et je reprends d’un calme olympien avec le plus grand sourire :
- Vous avez très bien entendu, ne vous énervez pas, réfléchissez-y. Vous n’aurez même pas eu besoin de tapiner, ce n’est pas vraiment de la prostitution.
- Je suis indignée par votre proposition. Je ne suis pas une marchandise ! Je ne suis ni à vendre, ni à louer ! Et sachez mon cher monsieur que je milite en ce sens !
- Je vois, vous faites partie de ces féministes qui sont dénuées de toute féminité, qui ne sont qu’un ramassis de lesbiennes haïssant les hommes car elles sont incapables de les séduire, de les compléter comme le souhaiterait la nature !
- Pas du tout ! Puisque vous faites référence à la nature, sachez qu’il n’y a rien de naturel dans le fait d’acheter une femme !
- Je ne suis pas d’accord avec vous. La prostitution n’est-elle pas le plus vieux métier du monde ? De tout temps les hommes ont payé pour avoir du plaisir, c’est justement dans leur nature.
- Vous êtes un mufle !
- Et vous, vous êtes fort désirable!
Extrait 3/3
Je pose ma tasse de café, me lève à mon tour et m’agenouille devant elle en lui écartant légèrement les jambes pour mieux voir son sexe. Je vois qu’elle a quelques plaques au niveau de l’aine ainsi que quelques rougeurs sur ses grandes lèvres anormalement gonflées. Ces dernières sont d’ailleurs marbrées, je ne les reconnais pas. Que s’est-il donc passé ? J’ai ma petite idée et le fait de penser qu’un de mes amis puisse être à l’origine de telles marques me révolte. Ce n’est pas possible. Sauf accident, on sort très nettement du libertinage !
- Tu devrais montrer ça à un gynéco et surtout faire une pause en attendant d’en savoir plus.
- J’ai rendez-vous mardi, ça m’inquiète, j’ai ça depuis le week-end dernier.
- C’est douloureux ?
- Pas trop sauf si je subis une pénétration. Dans ce cas c’est horrible, c’est comme si j’avais un bleu à la place du sexe. Par moments ça brûle, mais ça passe très vite.
- Et quand tu vas aux toilettes, ça va ?
- Nickel, je ne ressens rien de spécial.
- Quand ça te brûle, passe-toi de l’huile d’amande douce en attendant de voir un spécialiste. Ça ne risque pas de te faire du mal ; ça ne peut que te soulager.
- Pas bête. Je dois en avoir en plus !
- Par contre je trouve que tes lèvres sont anormalement gonflées, et je n’aime pas ça. Tu as subi un mauvais traitement ?
- Non…
Elle baisse les yeux en répondant et sa voix est à peine audible.
- Kess… réponds-moi, regarde-moi.
Elle relève la tête :
- J’ai raconté à Jonas ce que tu m’avais fait.
- Oui, tu as bien fait…
- Et le week-end dernier, je lui ai avoué que j’avais aimé la sexée. J’ai alors réalisé que j’avais omis de lui parler de ce détail. Ça l’a vexé. Il m’a dit qu’il savait manier la cravache tout aussi bien que toi. Il m’a attaché. Ça a été une catastrophe. Il m’a massacrée, Max. J’ai hurlé. Il me disait que mes cris étaient du cinéma, que je te préférais à lui. J’essayais de démentir mais ces coups étaient tellement violents que je ne pouvais prononcer le moindre mot. Ce n’est pas que les coups étaient spécialement forts, il essayait de bien faire mais il n’était pas adroit. Je crois qu’il n’y arrivera jamais, ce n’est vraiment pas son truc, ça se voit. C’est la première fois que j’ai eu aussi mal. Depuis cet épisode, je n’ai plus confiance en lui. Voilà pourquoi, de plus en plus souvent, je remets en cause notre relation.
- Mais il est malade !
- Ne lui dis pas que je t’en ai parlé. Ne lui dis même pas que tu es passé boire le café !
- Ah bon, mais pourquoi ?
- Ne le lui dis pas, Max, s’il te plaît.
- Mais que se passe-t-il Kess ? Explique-moi !
- Je crois qu’il est jaloux de toi.
- Je ne vois pas pourquoi ! Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?
- J’ai peut-être trop insisté sur le fait que tu avais quelque chose de magique. Oui, c’est vrai, je te l’avoue, je suis bien avec toi. Tu sais t’occuper à merveille d’une femme et si tous tes scénarios sont comme celui que tu m’as fait vivre, alors ils valent largement les siens.
- Je vais l’appeler.
- Non, c’est à moi de m’en occuper. Reste en dehors de ça, c’est tout ce que je te demande. Montre-moi que je peux compter sur toi quand je te demande quelque chose, tu veux bien ?
- D’accord. Si c’est ce que tu préfères.
Elle se rhabille et soudain, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie de la prendre dans mes bras et de la cajoler. Je laisse vivre cette pulsion et je l’attire à moi. Nous restons dans les bras l’un de l’autre sans dire un mot. Je la sens s’accrocher à moi comme une naufragée s’agripperait à sa bouée de sauvetage. J’ai de la peine, mais je ne veux pas le lui montrer. Je dois être quelqu’un de fort à ses yeux. Elle a besoin de bras protecteurs, rien d’autre.
Elle me murmure soudain à l’oreille :
- J’ai envie d’être à toi, rien qu’à toi. Je crois bien que tu m’as carrément fait craquer. J’te kiffe grave, t’imagines même pas ! Max, prends-moi à lui !
Je lui caresse la tête, pensif avant de lui dire :
- Comment veux-tu que je te prenne à lui si tu ne veux pas que je lui parle ?
- Je te laisserai lui parler, mais pas tout de suite.
- OK, j’attendrai.