Extrait 1

Enveloppée de son manteau de brume, elle marchait comme dans un songe à travers les méandres de la forêt, ne ressentant ni peur ni fatigue. Un vent moelleux mêlé aux suaves émanations des effluves de fleurs et de pétrichor lui caressait le visage. Autour d’elle, tout était résolument calme. C’était une nuit à se balader parmi les lucioles et les jacinthes.

Elle ne prononçait aucun mot, se contentant d’exécuter docilement les ordres. Attrape ses pieds. À trois, nous allons la soulever. Attention à la branche. Là, ça descend !

Le corps était blanc et lourd. Elle continuait d’avancer tranquillement. De temps en temps, elle s’arrêtait pour reprendre son souffle. Au moment où elle se libéra enfin de sa charge, la lune perça les nuages et éclaira en plein milieu d’un sous-bois un trou, prêt à engloutir sa proie.

Ce fut plus facile qu’elle ne le pensait, en fin de compte. Elle se redressa et regarda sans ciller le corps qui reposait à présent dans son écrin de jonquilles sauvages.

Émergea soudain du tréfonds de l’obscurité, une voix fluette, celle de Myrna.
— Ne sois pas triste. Tu n’avais pas le choix. Tu sais ce qu’il te reste à faire à présent.

Oublier. Elle devait tout oublier de cette nuit. L’ôter complètement de sa tête.

 

Extrait 2

La fillette s’éloigne, perdue dans ses pensées. Rien n’est plus pareil entre son amie et elle maintenant. Et tout cela, à cause de Mrs Burgess et de ses cours de savoir-vivre ! Les deux amies ont fini par comprendre qu’elles sont issues de deux milieux différents. Deux mondes parallèles qui ne doivent jamais se toucher.

— Elle ressemble de plus en plus à sa mère, murmure-t-elle en remplissant son pot de terre.

Deux semaines plus tôt, son amie est venue la voir tout excitée.

— Il faut absolument que tu viennes ! lui a-t-elle dit en la tirant par la main.

À ce moment-là, elle croyait encore en leur amitié. Elle pensait que l’autre voulait partager un secret avec elle. Comme une sotte, elle l’a suivie. Et lorsqu’elle a découvert ce que « son amie » tenait tant à lui montrer, elle est restée perplexe : une paire de bottines sales et puantes !

— J’ai mis les pieds en plein dans une crotte de chien, lui a-t-elle expliqué en s’esclaffant.

Puis, elle a ressenti un coup de massue dans sa poitrine en entendant la suite :

— Maman m’a dit de te demander de les nettoyer.

Et, de sa petite voix chantante, elle a ponctué sa phrase d’un « s’il te plaît ! ».

Jamais elle ne s’est sentie à ce point humiliée et trahie. Elle a décrotté les bottines puis n’a plus repensé à cette histoire. Jusqu’à maintenant.

C’est fini le temps où elles étaient les meilleures amies du monde et gravaient leurs initiales sur le sable. Il y a quelque temps encore, elles jouaient à « Myrna » et tentaient désespérément de faire prononcer correctement le nom à Gracie. La petite s’acharnait toujours à dire « Myna ». Ce souvenir la rend nostalgique et elle sent monter ses larmes.

— Voilà, dit-elle d’une voix enrouée en plantant ses graines dans le pot. J’espère que vous allez me donner de jolies fleurs magiques.

 

Extrait 3

— Allez, Gracie, dépêche-toi !

Au ton irrité de sa sœur, la petite redouble d’efforts, mais, visiblement, elle peine à avancer. Pearl s’impatiente davantage.

— Tu es vraiment exaspérante, une véritable tortue !

— J’ai mal aux pieds, proteste Grace, au bord des larmes. S’il te plaît, arrête de me gronder. On croirait entendre Mrs Burgess.

La dernière phrase est sortie malgré elle de sa bouche et aussitôt son teint vire à l’écarlate. Vraisemblablement, elle ignore que pour Pearl la remarque sonne davantage comme un compliment.

— C’est à cause de ces chaussures ? lui demande celle-ci d’une voix radoucie.

— Mmhmm.

Grace hoche timidement la tête. Avec leurs semelles amenuisées comme peau de chagrin, lesdites chaussures sont dans un état déplorable. Pour cause, elles ont d’abord été portées par sa grande sœur qui les a elle-même récupérées de Bella. Pearl jette un regard compatissant aux petits pieds meurtris de sa sœur.

— C’est bon, dit-elle en soupirant. Assieds-toi sur ce banc. Je vais aller te chercher une autre paire.

L’idée de devoir faire demi-tour ne l’enchante guère. Elle peste contre Mr Burgess qui les envoie sans arrêt faire des commissions pour lui.

— Il peut bien se bouger un peu, lui aussi, ce gros lard ! maugrée-t-elle en hâtant le pas.

En arrivant, elle fait un détour chez les Burgess pour prévenir sa maman qu’elle est revenue prendre une autre paire de chaussures pour Gracie. En poussant la porte, une soudaine appréhension s’empare d’elle. La maison est étrangement calme à part un petit bruit provenant de l’étage. Une sorte de grincement au rythme régulier qui semble venir de la chambre de Mr Burgess.

Furtivement, Pearl s’en approche. La porte est entrouverte. En découvrant la scène qui est en train de se dérouler à l’intérieur, elle se fige sur place. D’abord, elle ne voit que les fesses nues de Mr Burgess, se remuant frénétiquement dans un mouvement de va-et-vient. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes qu’elle réalise que c’est sa propre mère qu’il est en train de labourer de cette manière. Puis, devant ses yeux écarquillés, il va de plus en plus vite et laisse échapper un cri guttural avant de se retirer d’elle.

Tremblante comme une feuille, Pearl descend les escaliers sur la pointe des pieds. Son cœur bat si fort qu’elle peut presque l’entendre. Elle veut juste oublier ce qu’elle vient de voir, récupérer les chaussures et repartir le plus rapidement possible de cet endroit.

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