Extrait 1

À peine 18h et il faisait nuit noire. Un épais rideau de pluie anéantissait les efforts courageux du soleil de ce début de printemps, dont les pâles lueurs luttaient chaque jour davantage contre la tombée de la nuit.
Gwenaëlle roulait au pas en direction du commissariat de police du 16ème arrondissement.

D’abord soulagée d’apprendre que Sacha Mantee était inconnue dans les hôpitaux de la capitale et sa banlieue, son inquiétude n’avait fait qu’augmenter tout au long de la journée. Après avoir passé la matinée à l’appeler sans réponse, elle se décida à se rendre à son domicile/atelier, pour n’y trouver personne. Elle allait quitter les lieux quand elle se souvint que Sacha avait sympathisé avec sa nouvelle voisine, une étudiante en droit. Elle sonna à la porte de l’appartement adjacent, qui s’ouvrit sur une jeune fille coiffée d’une queue-de-cheval et portant des lunettes rondes sur le nez. En survêtement, un stylo à la main, elle informa sa visiteuse qu’elle n’avait pas vu Sacha depuis trois jours et que cette dernière ne l’avait pas prévenue d’un départ précipité. Elle n’avait pas non plus entendu de bruit inhabituel provenant de son appartement.
— Elle ne vous aurait pas laissé un double de ses clés par hasard ?
— Effectivement, elle m’a laissé un double en cas d’urgence.

Un tantinet suspicieuse, la jeune fille accompagna Gwenaëlle. Rien ne semblait anormal dans l’appartement affichant un désordre savamment étudié, Sacha ayant une conception du rangement tout à fait particulière, garde-robe complète, brosse à dents, produits de toilette et cosmétiques à leur place dans la salle de bains. Rien ne trahissait une absence prolongée de la propriétaire, à l’exception du répondeur qui, saturé de messages, manifestait son exaspération d’une lumière rouge intermittente.
Après avoir remercié la jeune étudiante, Gwenaëlle sortit rapidement de l’immeuble, serrant dans sa poche le répertoire qu’elle avait remarqué en entrant à côté du téléphone, et discrètement emprunté en sortant.
Elle composa tous les numéros du calepin. Famille, amis, ou simples connaissances de Sacha. Tous furent surpris par les questions de son agent, et aucun ne put la renseigner. À court d’idées et d’imagination, elle s’était entendu dire :
— Il faut prévenir la police.

Elle y était.
Devant le commissariat discret, bien tenu, un peu vieillot à son goût, elle coupa le moteur de sa voiture et se dirigea vers les portes battantes marquées Entrée.


Extrait 2

Maximilien Santor replia soigneusement le journal, l’œil satisfait. Il avait trouvé l’indice qu’il cherchait à la rubrique culturelle du magazine « Où sortir à Paris ».
L’annulation du concert prévu le soir même, reprenant les œuvres majeures de Paganini au théâtre des Champs Elysées, le ravit au point que le gros homme se délecta d’un carré de chocolat noir aux écorces d’oranges confites, avant de siroter une tasse de thé Darjeeling. « L’indisponibilité » du violoniste vedette Ralph Fisher, dont la virtuosité dans l’interprétation du Mouvement perpétuel faisait l’objet d’éloges intarissables et l’unanimité de la part des différents critiques artistiques, mettait Maximilien dans un état proche de l’euphorie intellectuelle.
C’était la confirmation qu’il attendait pour ouvrir officiellement son enquête.

La dernière gorgée avalée, l’inspecteur à la retraite sortit du tiroir de la bibliothèque un carnet à couverture de cuir rouge usé, auquel était attaché un crayon à papier mâchouillé. Sur une feuille vierge il inscrivit :

  • Historien
  • Musicien Ralph Fisher
  • Comédien
  • Théologien
  • Danseur Leroy Johnson
  • Peintre Sacha Mantee
  • Psychologue
  • Scientifique
  • Écrivain

Pour remplir les cases manquantes, Maximilien savait qu’il devait privilégier l’instinct devant l’analyse rationnelle, la spontanéité devant la réflexion. L’exercice avait nécessité nombre d’heures d’entraînement et de recherches culinaires, l’élément déclenchant s’avérant être un mélange d’herbes et d’épices savamment dosé à base de coriandre, persil, ail et gingembre, mais l’imposant personnage le maîtrisait parfaitement. Il se cala confortablement dans son fauteuil, ferma les yeux quelques minutes avant de rajouter

  • Comédien Yahn Belize
  • Théologien Père Camino
  • Scientifique Piotr Janovah
  • Écrivain Éloïse Vance

Il posa son crayon et réactiva ses synapses neuromyoniques.

Le plus simple était sans nul doute de commencer par contacter Yahn Belize et Éloïse Vance, français résidant à Paris. L’astronome Piotr Janovah, serbe né à Belgrade, sillonnait le monde d’observatoire en observatoire, alors que le Père Camino vivait en reclus dans un monastère grec, indifférent à la médiatisation de ses ouvrages avant-gardistes.


Extrait 3

Leroy resta étourdi quelques secondes, aveuglé par l’éclair qui le frappa en plein cœur alors qu’il sortait de scène à la fin de son dernier solo. Il en était à se demander si un flash d’appareil photo pouvait être aussi puissant quand sa vue se précisa à nouveau.

L’étonnement le saisit, coupant court à sa réflexion. La scène, les coulisses, le théâtre, avaient disparu. Il se tenait seul, debout sur un sol d’aspect et de consistance particuliers, inhabituels. En soulevant les pieds, il vit ses empreintes disparaître sous ses yeux et le sol retrouver sa forme plane originelle. Légèrement mou, doux au toucher, il ne semblait exister que pour épouser parfaitement le déplacement. Bien qu’il n’eût jamais vécu une telle expérience, il pensa que marcher sur une nappe de mercure devait produire le même genre de sensations. Amusé par cette idée, il décolla ses yeux du sol pour regarder autour de lui. Il n’y avait absolument rien, ni personne. Partout une lumière blanchâtre diffuse, comme filtrée par un léger brouillard. Aucun signe d’une présence matérielle ou animée ne venait troubler cette ambiance ouatée. Ce type d’environnement lui rappelait quelque chose, mais quoi ?
— Je sais, je suis en train de vivre une N.D.E ![1]

Tous les récits qu’il avait pu lire sur le sujet décrivaient ce même décor. Dans la suite logique des évènements, il verrait sa vie défiler en quelques secondes avant de reprendre conscience dans un lit d’hôpital, autour duquel des personnels en blouse blanche affairés ne tarderaient pas à ajouter son nom à la liste des miraculés.
Rassuré, Leroy attendait paisiblement la suite, quand il sentit peu à peu son cœur et le sang dans ses veines battre au rythme d’une musique. Il écouta avec attention. Ces sons semblaient venir de nulle part et partout à la fois. C’était un air lancinant et répétitif, rappelant les musiques tribales, à cela près qu’il n’était pas joué par des instruments primitifs. Plus l’air devenait harmonieux à ses oreilles, plus la musique l’envahissait.

Pour la première fois, il ressentit ce qui pourrait ce que signifiait ne faire qu’un avec la musique. Et pour la première fois, sans décision mentale de sa part, son corps se mut. Il dansait d’une façon nouvelle, purement instinctive. Sans que son cerveau soit capable d’analyser la chose, il évoluait en parfait accord avec la musique, sur une chorégraphie aussi évidente qu’innée.

L’expérience que vivait Leroy en cet instant était réellement grandiose. Plus forte encore que la sensation d’extase inhérente à l’exécution du mouvement parfait, était la communion de son corps avec les éléments. La musique bien sûr, mais également le sol et l’air, qui pesait différemment sur ses membres en fonction de la signification des gestes.

Il n’était plus Leroy Johnson, danseur professionnel répétant une chorégraphie créée sur une musique donnée pour un public averti, mais un corps par lequel s’exprimait la nature artistique de l’homme en totale symbiose avec son environnement. Plus qu’une danse, Leroy expérimentait un jeu. Un jeu dont le prix impliquait l’osmose du Corps avec la Nature.

[1] N.D.E. : Near Death Experience (Expérience de mort imminente)

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