Extrait n°1

Le hall d’entrée du domaine, flanqué de lustres aux pampilles jaunes, semblait sortir d’une autre époque. L’endroit, sombre, n’était pas très accueillant, « À l’image de la maîtresse de maison », pensait Victoria, qui se dit aussi qu’elle n’aurait jamais ce genre de décoration chez elle.

Albéric demanda à Marie-Odile, employée menue mais dévouée et efficace, de commencer à préparer les alcools et amuse-bouches. Ce qu’elle s’empressa de faire aussitôt.

C’était un homme élancé, élégant, raffiné. Cheveux grisonnants tirés en arrière, portant lunettes et fines moustaches, doté d’une dentition parfaite visible grâce à un sourire permanent, il avait l’air sympathique. En costume gris clair et écharpe marron de marque pour accueillir correctement son invitée, il semblait ne posséder que ce genre de vêtements dans sa garde-robe.

Victoria, par contre, gardait en elle l’accueil frais de la maîtresse de maison. Elle n’eut ni l’autorisation ni la proposition de visiter la bâtisse. De toute façon, elle s’en contrefichait, se languissant déjà de repartir.

Redoutant dorénavant les questions du couple, ou du moins celles d’Adrienne, elle avait décidé de répondre du tac au tac, si jamais l’occasion se présentait. Samuel, voyant naître la contrariété chez sa copine, appréhendait un dérapage.

— Nous aurions préféré une tenue plus adéquate au domaine, mademoiselle.

Adrienne devint cinglante dès qu’ils furent tous les quatre à l’intérieur. Elle la détaillait de pied en cap, avec insistance, la mettant mal à l’aise, pendant qu’elle cherchait le regard compatissant de son chéri.

— Je voudrais m’excuser, madame, je ne pensais pas commettre une erreur en choisissant mes vêtements ce matin.

Samuel semblait apprécier la remarque, mais…

— Au moins, vous me découvrez telle que je suis, et je suis désolée si je vous ai choquée, ajouta-t-elle.

À voir la réaction qui suivit, elle comprit tout de suite ce qu’en pensait la châtelaine.

— Passons pour cette fois, conclut la maîtresse des lieux qui, de toute évidence, mettait une limite entre la classe sociale de la musicienne et celle de sa famille.

Le jeune homme prit la main de Vic dans la sienne et la serra très fort pour lui communiquer son soutien en ce début raté de présentation.

— Allons, il est tard, passons nous rafraîchir, il commence à faire soif, proposa Albéric, en souriant à son invitée, qui n’avait plus très envie de se montrer agréable.

Les deux couples se dirigèrent vers une pièce adjacente à la cuisine où Marie-Odile commençait à garnir un plateau argenté de verres et d’alcools. Elle salua le jeune couple de la meilleure des manières. L’invitée lui répondit à haute voix, tout en se disant qu’elle se sentirait mieux avec l’employée de maison plutôt qu’avec Adrienne. Elle en souriait.

La pression tomba à nouveau sur ses épaules, lorsqu’ils se retrouvèrent tous dans une pièce exiguë, meublée d’un buffet vieillissant, dédiée aux invités. Cette pièce, sans charme, était composée d’une petite table d’appoint, de deux chaises rustiques, de deux fauteuils et d’un canapé assortis, couleur jaune moutarde, commençant à dater au vu des usures sur les accoudoirs. Victoria se demandait pourquoi Adrienne et Albéric s’évertuaient à conserver de si vieux meubles, abîmés de surcroît. Peut-être étaient-ils réservés aux personnes de moindre importance venant leur rendre visite ? Tentant d’oublier ces conclusions hâtives, elle se traita intérieurement d’imbécile.

Ils se retrouvèrent tous les deux assis, enfoncés dans le canapé dont les ressorts ne remplissaient plus leur rôle, face aux parents, installés dans les fauteuils. La mine réjouie d’Adrienne transpirait l’ironie et la satisfaction de voir sa belle-fille mal à l’aise. Celle-ci semblait complètement résignée, inconfortable, et ressentait une envie de déguerpir loin de cette maison, où seule Marie-Odile, peut-être Albéric, lui paraissaient humains.

Le fils n’en pensait pas moins et le fit savoir à sa mère.

— Qu’est-ce qu’on fout dans cette pièce ?

Albéric se tourna vers sa femme qui n’eut pas d’autre réaction qu’un haussement d’épaules.

À partir de cet instant, l’ambiance, déjà plombée, se noircissait. Marie-Odile apporta un Ballantines et une bouteille de châteauneuf-du-pape 1999. Victoria n’appréciait pas le vin, quel qu’il soit. Elle trouvait ça âpre, amer, insipide. Elle refusa le verre puis demanda, à la place, un peu d’eau pétillante.

 

Extrait n°2

Jérémy n’avait pas dormi de la nuit, ni celle d’avant. Il ne savait pas comment s’ôter de l’esprit le visage de Victoria. Tout remuait dans sa tête, ses pensées le détournaient presque de son travail. S’étant juré de se lancer dans l’absolu ou dans le vide, ou peut-être même dans la désillusion, il se devait de tenter quelque chose auprès de celle qui le faisait chavirer. Devenant anxieux en même temps qu’heureux dès qu’il l’apercevait, il faisait tout, y compris retarder un rendez-vous ou un départ, dans le simple but de la voir. Au contraire, Victoria ne voyait rien de tout ça. Elle ne pensait pas qu’il la regardait d’un œil attendri, mais plutôt qu’il devait avoir envie de la taquiner, par habitude de se voir. Elle n’en tenait pas compte.

Samuel dut s’absenter car sa mère lui avait demandé de venir régler un petit problème technique sur un ordinateur. Sa jeune épouse et le maître de chais en profitèrent pour rejoindre leurs voitures. Alors qu’ils longeaient la bâtisse, elle sentit une main descendre le long de son dos. En retirant les lunettes de soleil posées sur ses cheveux, elle se retourna pour le regarder, surprise. C’était l’occasion. L’homme, entreprenant, lui prit les lèvres et l’embrassa, s’allégeant des pensées qu’il savait nauséabondes. Les sentiments qu’il éprouvait pour sa nouvelle patronne n’allaient pas s’effacer d’un coup de baguette magique et il aurait préféré ne jamais les ressentir.

Il regretta aussitôt son geste. Allait-il la perdre en tant qu’amie ? Viendrait-elle toujours le saluer, au milieu des vignes ? Il venait de franchir la ligne rouge et pensa de suite à Samuel. Mille questions se bousculèrent en quatre secondes dans sa tête pendant qu’il la serrait dans ses bras.

Victoria le repoussa, touchée dans son amour-propre.

— Qu’est-ce que tu fais, Jérémy ? Que t’arrive-t-il ?

Embarrassé, il lui répondit en toute franchise :

— Excuse-moi. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai eu une seconde de faiblesse en croyant que tu ressentais un truc pour moi.

Il bafouillait.

— Pardonne-moi, pardonne-moi !

Elle lui demanda de se reprendre.

— Ne recommence pas, Jérémy. Je t’en prie, oublie ce que je représente pour toi, et pense à ce que je suis réellement : la femme de ton patron ! Pour l’instant je ne dirai rien à Samuel. Il a confiance en toi, je le sais. Surtout ne te fais aucune illusion sur nous deux. Je ne ressens rien pour toi, absolument rien côté cœur. Pour moi, tu es un ami à qui l’on peut se confier. C’est pour ça que je t’ai raconté tout ce que tu sais sur moi. Tu connais toutes mes frustrations et leurs causes alors, s’il te plaît, ne gâche rien. Si j’avais des sentiments pour toi, jamais je ne t’aurais parlé de mes angoisses. On ne parle de ça qu’avec ses meilleurs amis. Je suis amoureuse, oui, éperdument amoureuse de Samuel ! Je n’y peux rien, il me comble en tout et pour tout.

Jérémy l’écoutait sans sourciller et reçut le message cinq sur cinq.

Elle conclut en le questionnant :

— Je peux te faire confiance ?

— Je te le promets. Tu m’as chamboulé la tête, mais je ne recommencerai plus.

Jérémy avait évidemment compris, il était néanmoins heureux d’avoir tenté ce qu’il n’aurait jamais dû et se jura de ne plus jamais l’aborder.

 

 

 

Extrait n°3

Dans le lit de la chambre d’hôtel, Adrienne ne pouvait s’arrêter de sangloter. Émue, elle disait que personne ne pouvait la comprendre. Tout se bousculait, et elle avait contre elle ce morne passé qui ne lui avait pas apporté beaucoup de satisfactions. Ensuite l’arrivée de Victoria au domaine la plongea lentement dans l’idée que le sort s’acharnait sur elle.

Payait-elle ses erreurs ? Elle n’appréciait pas sa bru et le lui fit aussitôt ressentir. Pourquoi cette fille, qui lui décrira plus tard l’accident dont elle fut victime en août 1997 à cause d’une Mercedes noire, mit-elle le grappin sur son fils aîné ?

Adrienne avait vite compris, elle avait fait le lien entre ce fameux jour et la blessure au pied de Victoria. Elle comprit vite aussi que Samuel s’était sans doute fait berner en servant d’appât à sa femme qui lui raconta, droit dans les yeux, que sa mère était décédée à cause de ce chauffard à la Mercedes ce maudit jour. Adrienne frissonnait toutes les fois qu’elle y pensait. Prise au piège de sa bêtise, elle ne pourrait jamais s’en sortir honorablement. Vinrent ensuite les affaires judiciaires, à nouveau mauvais choix de sa part. Il y avait également Albéric, qu’elle avait toujours aimé, mais qu’elle n’avait pas su garder, par égoïsme. Elle l’avait trompé, à cause de la monotonie. Un mauvais choix, à nouveau.

Incapable de revenir en arrière, précipitée dans la tourmente depuis qu’elle se retrouvait seule, elle coupa les ponts avec tout le monde, préférant s’enfermer dans ses doutes. Elle « oublia » Philippe, pour ne le revoir qu’au bout de 9 mois, le temps nécessaire pour faire le point, assez négatif, de ce que fut sa vie.

Les yeux chargés d’émotion, le cerveau en compote, Adrienne fit un signe à Philippe, dans la salle de bains. Il ne leur restait qu’une heure puisqu’il devait partir pour Aubagne où l’attendait une importante inauguration. L’amant s’approcha d’elle, la trouvant désirable. Ses seins nus le rendaient fou d’envie ! Il l’allongea sur les draps et la couvrit de caresses sur tout le corps qui s’offrait voluptueusement sous ses mains, pour la dernière fois puisqu’elle en avait décidé ainsi. Les doigts parcoururent le corps cambré jusqu’à ce que plaisir et sensualité se croisent en harmonie. Elle se donna à lui, sans regrets, consciente qu’elle lui faisait l’amour une ultime fois.

Philippe s’endormit presque aussitôt après l’étreinte. Adrienne enfila sa robe moulante bordeaux, prit son manteau sous le bras et déposa un baiser sur le front de son amant. Elle quitta la chambre après avoir laissé une lettre sur la petite table de la chambre, à son intention, écrite juste avant leurs retrouvailles.

Elle jeta un dernier regard sur cet homme, ce bonheur éphémère, cette autre vie qui l’apaisa toutes ces dernières années. Elle pleurait en silence.

Sans un mot, elle referma la porte sur son passé puis quitta l’hôtel.

Sans un mot, elle rejoignit la Mini Cooper, s’installa au volant, réajusta son rouge à lèvres, à l’aide du miroir intérieur.

Sans un mot, elle démarra, dans le flou de son existence, pour aller rejoindre le péage de l’autoroute Avignon Sud, en direction d’Orange.

Elle n’eut de pensée pour personne lorsqu’elle visa le pilier du pont surplombant l’autoroute à hauteur de Morières, accéléra à fond en faisant hurler le moteur, puis ferma les yeux. Elle n’eut que le temps de murmurer « pardon », avant que la lumière blanche, brillante et attirante, apparaisse dans le fracas.

La publication a un commentaire

  1. Michel FESTE

    Très intéressant , bien écrit , on à envie de le lire sans s’arrêter .
    Merci Christian SERNAL vite au prochain .

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