Extrait 1/3

Les vents soufflaient à tout rompre ce jour noir du milieu de l’automne. Après avoir serré dans ses bras et embrassé ses parents, la jolie bergère prit le chemin habituel de la falaise avec le troupeau, chargée de sa besace en peau de bête étanche qui protégeait un repas fait de légumes crus et de céréales pilées cuites sous forme de galettes.

Morgane avait une obsession, celle du visage lui souriant à l’endroit où allaient paître ses moutons. Il lui embellissait l’existence et elle était de plus en plus persuadée qu’un jour prochain elle l’approcherait.

Tandis qu’elle et ses bêtes arrivaient au pâturage, des nuages d’ébène s’amoncelaient dangereusement à l’approche des côtes, venant d’au-delà de l’horizon. Arrivée sur les lieux, elle se positionna en haut de la falaise pour scruter au loin jusqu’à la limite ciel-océan. Dans le milieu de la matinée, assombrie par l’atmosphère pesante du ciel, et alors que le troupeau croquait l’herbe couchée par les vents et que les vagues explosaient au pied de la falaise, Morgane surveillait ses bêtes. Soudain, elle fut enveloppée d’un frisson lui glaçant le sang lorsqu’elle aperçut une nouvelle fois, dans l’eau écumeuse, deux grands yeux ouverts qui la fixaient. Autour d’eux, un contour de visage, dessiné dans les vagues, ou dans son imagination, les rendait vivants. Au moment où elle entendit son prénom prononcé par elle ne savait qui et venant d’elle ne savait où, Morgane sentit qu’un bras, posé sur son épaule, l’attirait vers l’arrière avec force. La falaise s’écroulait dans l’instant sous ses pieds dans un vacarme étourdissant, entraînant avec elle la totalité du troupeau, trop près du bord. Avec effroi, elle regardait fixement ces yeux, dans l’eau, sans arriver à s’en détacher.

Sentant une présence derrière elle, dans le fracas des rochers s’écroulant, du hurlement lugubre du vent violent et de l’orage flamboyant qui se trouvait sur elle, elle se retourna, angoissée. La main qui l’agrippait l’avait lâchée, mais le garçon aux cheveux blonds dégoulinants se tenait tout près. Il la dévisageait.

— C’est… c’est toi ? lui demanda-t-elle malgré la paralysie qui la tenaillait.

— Morgane ? répondit-il.

— Tu connais mon nom ?

Plus rien n’avait d’importance pour Morgane. Ni la furie de l’orage, ni le pan de falaise disparu, ni même ses bêtes, noyées maintenant. Un sentiment d’apaisement et de plénitude venait de lui tomber dessus. Elle sentait se former un nœud dans ses entrailles et son cœur pris au piège de l’envoûtement.

— Mais tout le monde te connaît, Morgane. De ce côté-là, de celui-ci, lui dit-il en pointant sa main à droite puis à gauche. Chacun parle alors d’une bergère secrète, d’une ravissante fée du troupeau ou d’une jolie déesse.

Elle s’empourprait, gênée par ces paroles prononcées d’une voix venue d’ailleurs.

Soudain, le berger s’approcha d’elle puis l’embrassa sans qu’elle ne puisse réagir. De toute façon, en avait-elle envie ? Elle se laissa faire et se sentit fondre, se lier à ce garçon pour l’éternité, juste l’espace d’un baiser qui dura des minutes entières, tandis que l’orage et les éclairs tournoyaient au-dessus de leurs corps enlacés.

— J’ai l’impression de te connaître depuis la nuit des temps, lui dit-il.

Il s’éclipsa sans rien dire de plus, au milieu des paquets d’écume, et disparut derrière les rochers et les buissons, une nouvelle fois.

— Attends ! lui cria-t-elle en tendant les bras vers l’inconnu qui la fuyait maintenant.

Elle se lança à sa poursuite, sans prêter attention à la colère du ciel, faite d’éclairs et de foudre, qui la poursuivait jusqu’à la rattraper et l’emmener.

 

 

Extrait 2/3

 

 

L’Isle-sur-la-Sorgue, juin 2003

Désorienté, Gwendal déambulait de la cuisine au salon sans but précis. Le regard dans le vague, il réussit quand même à connecter son cerveau à la réalité. Hors du lit depuis à peine dix minutes, les yeux gonflés par le manque de sommeil à cause de ce rêve à la limite du réel, il se servit un mug de café noir datant de la veille. Le jour pointait tout juste et toute la maisonnée dormait.

Lui ne pouvait plus. Que lui arrivait-il ? Pourquoi ce rêve ? En était-ce un, d’ailleurs ?

Il était sûr d’avoir vu cette forme au milieu de sa chambre, il avait perçu sa voix douce et même discuté avec, alors qu’elle se mouvait d’un côté à l’autre du lit. Gwendal avait ouvert les yeux quelques minutes auparavant, attiré par cette présence qui le regardait dormir, jusqu’à effleurer son visage. Sans aucune peur, il se retrouva assis appuyé contre la tête de lit. Sans aucune peur. Mais pourquoi ?

— Chut ! murmura la forme blanche en plaçant un doigt devant une bouche invisible.

— Qui êtes-vous ? articula Gwendal avec difficulté.

— Tu le sauras le moment venu, tu verras.

Surpris au plus haut point, le jeune homme s’aperçut que la voix feutrée s’évaporait dans la chambre.

La mystérieuse intruse poursuivit :

— Je me suis fait la promesse de te retrouver.

— Me retrouver ? Pourquoi me retrouver ? osa-t-il.

Absorbé par ce phénomène, il ne se sentait pourtant pas effrayé !

— Il y a longtemps, je t’ai perdu sur cette falaise surplombant l’océan. Dans une prairie balayée par les vents froids et violents, les nuages noirs et les zébrures du ciel m’ont arrachée à la vie !

— Mais… comment… ?

— Un berger m’a approché ! Toi, c’était toi !

Tout semblait vrai, dans la nuit calme. Il ne rêvait pas. À cet instant, il aurait juré pouvoir toucher la forme floue et un peu transparente. Mais il ne tenta rien.

— Il y a cette maison sur la falaise, ajouta le fantôme.

 

 

Tout en avalant son café amer, Gwendal se remémorait cette nuit spéciale et la discussion qui en avait découlé. Ayant retrouvé un peu de sérénité, il se souvint des paroles.

— Il faut que tu ailles là-bas, lui conseilla-t-elle, auprès de cette maison aux volets gris, vers la plage où les bêlements de moutons résonnent. Je t’y attendrai, et si tu vas jusqu’à la fin de la terre on sera enfin réunis tous les deux !

Le corps endolori, la tête trop lourde, il n’entendit même pas Émeline, sa mère, arriver dans la cuisine, sursautant lorsqu’elle demanda :

— Qu’est-ce que tu fais déjà debout ?

— J’ai pas beaucoup dormi, j’ai préféré me lever, répondit-il, pris de court.

— Mais ça va ?

— Oui, ça va, t’inquiète pas. C’est passager.

Cela faisait plus d’une heure qu’il revivait ce rêve, si toutefois ç’en était un. Il se rappelait la forme fantomatique et mystérieuse dansant devant lui et lui demandant de faire un voyage surprenant, dont il ne savait rien.

— J’ai bien cru t’entendre parler cette nuit, je me trompe ? reprit Émeline.

— Oui, c’est possible, répondit-il, gêné. J’ai fait un drôle de rêve, en tout cas !

— ???

— Je t’expliquerai quand je comprendrai moi-même, maman.

Mettant ça sur le compte d’une nuit agitée ou d’une fatigue passagère, Émeline ne posa plus de questions.

 

 

Les deux nuits qui suivirent, il ne put fermer l’œil. La visiteuse n’était pourtant pas revenue. Nerveux et fatigué, il comprit qu’il devait entreprendre ce voyage qui l’emmènerait là où elle lui avait demandé de la rejoindre.

Une falaise, une maison aux volets gris, l’océan, une prairie, le bout de la terre, il ne tarderait pas à savoir où la visiteuse nocturne voulait l’attirer et pourquoi ces trois dernières nuits, blanches, allaient être les plus importantes de sa vie !

 

 

Extrait 3/3

Plusieurs personnes, souvent des couples, visitèrent en simples curieux sans aucune intention d’acheter. Elles faisaient perdre son temps à Clément qui savait se montrer ferme en écourtant les visites.

C’est à la troisième visite, un après-midi d’orage que de potentiels acheteurs et Clément se fixèrent rendez-vous sur place. C’était mieux pour eux qui venaient de Quimperlé. Ils étaient sur place depuis vingt minutes, et se protégeaient de l’averse à l’intérieur de leur voiture lorsque Clément arriva.

— Bonjour, leur dit-il en se présentant et en leur tendant la main. Excusez mon retard, mais avec ce sale temps… Allez on va se mettre au sec.

Il n’en menait pas large. Les retrouvailles avec les phénomènes le torturaient et il avait hâte de se retrouver dans son agence, loin d’ici !

Le couple de quinquagénaires le saluait timidement, abrité sous un énorme parapluie.

— J’espère que vous ne venez pas en curieux. Remarquez, il faudrait être fou, avec ce temps !

— En curieux ? Non, pourquoi ? s’étonna l’homme au parapluie.

— Ben, parce que j’ai eu affaire à des rigolos, ces derniers temps, répondit Clément en ouvrant le portillon. Des gens qui ne voulaient manifestement pas acheter et qui ne connaissaient même pas le prix !

Contrarié, il essayait par tous les moyens d’éviter les phénomènes récurrents de la maison, mais ces deux-là avaient vraiment l’intention d’acheter.

— N’ayez crainte ! Nous, on est vraiment intéressés ! Il y a déjà longtemps qu’on l’a repérée. Elle nous plaît beaucoup de l’extérieur et on connaît le prix !

Motivé par ce qu’il venait d’entendre, mais pas très rassuré, l’agent immobilier ouvrit la porte d’entrée et fit entrer ses clients. Il était 15h20 et aucun d’entre eux n’était mécontent de se retrouver au sec. La pluie battante et l’orage n’aidaient pas à la décontraction. La force du vent faisait s’écraser d’énormes vagues sur la falaise, remonter l’écume grisâtre jusque sur le toit de la maison et réveiller les bêlements dans les cavités de la crique voisine.

Presque aussitôt, la porte se referma, doucement, derrière eux.

— C’est un courant d’air, se rassura Clément.

— Bien sûr !

— En tout cas, j’ai rarement vu un orage pareil, même dans la région. Il n’était pas prévu autant de pluie pourtant, aujourd’hui. Enfin, bref, commençons par le salon.

Clément précéda le couple qui, déjà, semblait séduit et ne se tracassait nullement du raffut de la pluie sur le toit et du temps qu’il faisait dans la région.

Chacun avait suspendu sa veste aux poignées de porte ou aux fenêtres et posé son parapluie à même le sol, près de l’entrée.

Ils avaient fait moins de dix pas quand ce qu’ils virent les glaça sur place. Outre le bruit effrayant du vent dans les combles, le vacarme assourdissant de la pluie et la colère de l’orage partout dans le ciel, un autre phénomène, inattendu celui-là, les fit reculer et frissonner : un tableau, accroché sur le mur en face de l’entrée, qu’ils n’avaient pas encore remarqué et que Clément n’avait jamais vu, attira leur attention. Les yeux qu’il représentait semblaient naturels et vivants et les suivaient du regard, comme si un visage se cachait derrière la paroi.

La femme poussa un cri et s’accrocha au bras de son mari qui essaya de la rassurer. L’effroi se lisait dans leur attitude.

Les volets n’étaient pas ouverts et ne le furent pas ce jour-là, car la visite dura moins de trois minutes.

Les potentiels acheteurs, complètement défaits et apeurés, ne se firent pas prier pour reprendre leur grand parapluie.

Clément, ne sachant que leur dire, referma avec hâte la porte de cette foutue maison, laissant là les yeux dans leur écrin de bois et de couleurs et qui attendaient juste de retrouver la sérénité et la paix.

Avec empressement, il monta dans sa voiture et se dépêcha de démarrer. Envahi par le doute – allait-il réussir à vendre ? – il comprit que l’inconnu de la situation lui flanquait une frousse malvenue.

Au moment d’embrayer, il s’offrit une dernière frayeur en lorgnant automatiquement vers la maison : les volets entrebâillés ne l’étaient pas deux minutes plus tôt, il aurait juré les avoir vus fermés en rentrant dans la pièce. Il les laissa tels quels !

La publication a un commentaire

  1. Michel FESTE

    Un roman à suspens . On n’arrive pas à s’en défaire pour la suite au prochain chapitre.
    J’attends avec impatience le prochain roman
    Merci Christian

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