Extrait n°1

Le romantisme, je le ressentais, je ne le vivais pas. Jusqu’au jour où j’appris l’histoire de mon grand-père, un grand-père que je n’avais jamais connu et dont ma première rencontre avec lui se fit à travers la découverte d’une ancienne photographie jaunie trouvée dans des affaires de famille dans l’ancienne maison qu’habitait mon père : nous étions décidés à la vendre et devions faire le ménage et tandis que je rangeais une vieille boîte, ma curiosité me poussait à voir tout ce qu’elle contenait puisque j’avais été toujours fasciné par la notion de sérendipité, qui est le fait de découvrir autre chose que ce que l’on cherchait au départ. C’est à ce moment-là que je vis la photo d’un homme en uniforme militaire, tenant un fusil à la main et qui prenait la pose, semblant tout fier de lui-même. Je glissai la photo dans ma poche, presque de manière automatique, et continuai avec le déménagement. Plus tard, tandis que j’étais avec mon père chez lui et que je mis la main dans ma poche pour y prendre un mouchoir, je sentis la photo. Je la retirai et la montrai à mon père, lui demandant s’il savait de qui il s’agissait. Après avoir marqué une pause, il lança en créole mauricien : « Ti mo papa sa ! », ce que même en n’étant pas un linguiste chevronné, on l’aura compris, c’était son père.

Il m’expliqua que sur cette photo il est en tenue militaire britannique lorsqu’il s’était engagé durant la Seconde Guerre mondiale. Il faut savoir que mon pays, Maurice, a été britannique jusqu’en 1968, quand elle devint indépendante (du moins en théorie puisque la plus haute instance judiciaire demeure le Conseil Privé de la Reine) et que tout naturellement les Mauriciens qui voulaient apporter leur contribution à l’effort de guerre le firent sous la bannière de l’Union Jack. Je trouvais l’entreprise noble, car contrairement aux autres pays du Commonwealth, Maurice n’a jamais été « envahie » par l’Angleterre étant donné que l’île ne possède pas de populations autochtones et que les premiers habitants étaient des Européens, d’abord les Hollandais, ensuite les Français et finalement les Anglais. Ainsi, on ne pourrait comparer mon grand-père, par exemple, aux tirailleurs sénégalais ou marocains qui, tout de même, décidèrent de combattre l’envahisseur nazi pour le compte d’un pays, la France, qui les avait eux-mêmes envahis.

Mon père me raconta comment le sien s’engagea en quarante dans l’armée britannique et combattit en Afrique du Nord sous Montgomery contre la Deutsches AfrikaKorps. Toutefois, il n’y avait nul enthousiasme dans sa voix et son récit ne fut pas émaillé de gestes abrupts mimant les tirs comme on aurait pu s’y attendre de la part d’un fils fier des faits d’armes de son père. Ce n’est pas parce que mon père désapprouva l’engagement du sien pour des raisons idéologiques, c’est juste parce que, alors que la guerre avait pris fin en quarante-cinq, il ne rentra au pays qu’en mille neuf cent cinquante. En apprenant cela, aussitôt, au lieu de partager le désarroi de mon père, je fus submergé par une émotion intense, un peu sans doute comme celle qui dut s’emparer de Champollion quand il prononça pour la première fois, après un silence de plus de deux mille ans, le nom de Ramsès ! Il me fallait découvrir ce qui s’était passé durant ces cinq mystérieuses années.

Extrait n°2

Cette putain de chaise était inconfortable, je dégaine mon briquet, allume une cigarette, pas une cigarette libyenne exotique, non, juste une Lucky Strike, j’avais acheté une cartouche à Orly, et je jetais les différentes lettres de mon grand-père sur la table. Après tout, c’est pour ça que j’étais venu, que j’avais entrepris tout ce périple, il fallait évacuer de mon esprit, comme un sous-marin chasse aux ballasts, les vide pour pouvoir refaire surface, tout sentiment de romantisme, sans quoi j’irai de déconvenue en déconvenue. J’en pris une au hasard et commençai à lire :

Je viens de me branler en pensant à toi (…)

Je commandai une bière. Il me fallait bien ça pour souffrir l’image de mon grand-père s’astiquant le manche, sans doute sur une photo de ma grand-mère en petite tenue. À l’époque en Libye, on servait encore de l’alcool au restaurant. Dieu merci. Même quand on a lu Sade et Bataille, même quand on a visionné des centaines d’heures de films pornographiques, on a toujours du mal à imaginer ses parents en train de faire l’amour. Les cours de reproduction des classes de biologie ne suffisent pas à nous convaincre que nous sommes nés de l’union d’un homme et d’une femme, et imaginer notre père qui prend notre mère en levrette est souvent hors des limites de notre imagination. Certes, il s’agissait ici seulement d’un grand-père que je n’avais jamais connu mais penser que l’on puisse se masturber grâce aux images mentales de ma grand-mère que je n’ai jamais vue que vieille, à croire qu’elle était née à quatre-vingts ans, était chose difficile. Comme sa sœur que l’on vient de surprendre nue en ouvrant la porte de la salle de bains, que l’on referme aussitôt, et qu’après quelques secondes, sans savoir quel mécanisme mental s’enclenche dans notre tête, on entrouvre subrepticement de quelques centimètres pour continuer à la mater, ma Heineken servie, je repris la lecture de la scandaleuse missive :

Cela va faire près d’une semaine que je ne me suis pas masturbé, non pas que je ne pense pas à toi ou que je ne te désire plus, mais se branler trop souvent ça me coupe les jambes et m’empêche de courir bien, ce qui pourrait me coûter la vie pendant les batailles. Depuis hier, c’est le calme plat, donc je me permets ce soir de le faire. En plus, j’ai pu trouver un coin seul, ce qui est assez difficile vu les conditions ici. Est-ce que tu le fais aussi ? Te masturber je veux dire ? J’espère que oui, ce serait une preuve que tu as toujours envie de moi !

Quand je vais raconter tout ça à mon père ! Bien sûr, je n’allais jamais le lui raconter, c’est juste la réflexion que je m’étais faite à ce moment-là. Ayant côtoyé un peu le personnage jusqu’ici, je me demandais quelle était la part de vérité dans tout ça. Je me vis interrompre dans mes vagabondages sur la vie sexuelle de mes grands-parents par un grand moustachu qui s’était invité à ma table. Il fit un signe qui me laissa comprendre qu’il voulait une cigarette. Je lui en tendis une, il en prit deux dans la boîte. Il me parla en arabe et après que je lui ai répondu en anglais que je ne parlais pas cette langue, il baragouina dans la langue de Shakespeare : « You tourist ? Me make you visit the town. Town dangerous. I help you. » Eh oui ! Ce mec était la caricature vivante de l’Arabe qui tente de parler une langue civilisée pour entraîner l’Occidental dans une ruelle sombre pour le détrousser et l’assassiner.

Extrait n°3

Najib gisait par terre, la gueule en sang. L’un des hommes qui nous accompagnait était mort, j’avais fait comme dans les dépliants des premiers secours, j’avais pris son pouls. L’autre avait la jambe coincée et ne pouvait plus bouger. Il grognait des trucs en arabe auxquels je ne portais pas attention.

— Aide-moi, souffla Najib.

Je m’approchai de lui et lui pris la main, comme dans les films de guerre américains, qui traitent de la guerre du Vietnam, où le soldat prend la main de son camarade mourant et lui jure qu’il va s’en sortir alors qu’il lui manque les deux bras et qu’il a les tripes à l’air. Il me dit qu’il sait qu’il va mourir et il commence à réciter un truc en arabe. Après il me demande de dire à sa femme et à sa fille qu’il les aime. « Oui, bien sûr », répétais-je à plusieurs reprises. J’avais envie de fumer, je n’avais pas mes clopes sur moi, je le fouillai donc pour prendre les siennes et je sentis son flingue sous sa veste. Je le pris, le pointai sur Najib et lui mis une balle dans la tête.

Voilà comment on en est arrivé là. Najib et moi avions pris la jeep et après environ un quart d’heure, nous étions hors des murs de la ville. Les deux mecs qui étaient avec nous à l’arrière ne disaient pas un mot. Ils paraissaient être des militaires de la vieille école, taciturnes, mentons carrés, et l’un d’eux, que j’observais longuement dans le rétroviseur, me rappelait un garçon avec qui j’étais en classe au lycée et qui passait son temps à me chercher des noises. Nous n’avions pas pris de route principale ayant opté pour un chemin de campagne. La veille au soir, Najib et moi avions longuement examiné les cartes pour savoir exactement où se trouvait le camp des rebelles. Et je voyais sur la carte de l’iPad que Najib consultait de temps en temps dans la jeep que nous n’étions plus très loin. Najib me demanda si j’aimais Rammstein. Je répondis que oui, et il entra dans l’application musique de son iPad et mit à jouer Amerika du groupe de metal allemand. Soudain, une gazelle traversa la route et, pour l’éviter, je tournai le volant abruptement à gauche et la voiture heurta une dune et fit un tonneau. La suite, vous la connaissez.

 

 

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