EXTRAIT 1

« Seule ou mal accompagnée, n’ai-je donc que ce choix ? », pensa Maëlle en jetant le téléphone sur le lit après avoir lu la mauvaise nouvelle : Ryan reportait sa demande de fiançailles. La jeune femme se mit à douter de la robustesse de leur union, construite durant leur insouciante enfance. Après tant d’années de confiance absolue, cet imprévu la contraria.

Soudaine comme une entrée maritime, une brume de souvenirs vint estomper le présent et rappeler des bribes du passé. La chronologie fit émerger leur rencontre à l’école communale de Ploërmel. Elle était encore une gamine craintive et lui se comportait déjà en garçon rebelle. Ensuite arrivèrent les instants complices, les parfums des sucreries partagées, les petits secrets de pacotille, l’inoubliable premier baiser, juste du bout des lèvres.

L’échelle du temps s’étira, Maëlle revit son entrée au collège et ses débuts au tennis, toujours en présence de Ryan, adversaires féroces sur les courts et amoureux fusionnels dans la vie. Elle admirait l’arrogance bravache de son chéri tandis qu’il adorait la probité de la fille studieuse et appliquée. De leur complémentarité s’était créée une complicité de tous les instants, très enviée par les âmes solitaires.

Pareil exemple d’amour avait attisé la convoitise de quelques charmeuses jalouses qui venaient tournoyer autour de Ryan afin de tester sa résistance aux tentations charnelles. Davantage enivré par les étudiantes que par le travail, il suivait avec parcimonie des cours d’histoire de l’art, tandis que Maëlle entamait un cursus assidu dans les sciences humaines en supportant patiemment les mensonges de son homme, du moment qu’il revint vers elle après chaque incartade.

À ce jour, Ryan donnait quelques leçons de tennis pour le club de Ploërmel dans l’attente d’un emploi stable, si possible dans la préfecture du Morbihan, sinon à Rennes. Après cela, Maëlle espérait bientôt quitter la maison de son père pour fonder une famille. Dans l’immédiat, cette énième promesse non tenue incita la jeune femme à craindre la concurrence d’une intrigante plus attrayante qu’elle.

Une seconde après l’autre, le doute insidieux se mit à grandir jusqu’à se transformer en éventualité douloureuse d’une séparation. Totalement désespérée par cette nouvelle contrariété, la jeune femme sentit son rêve de porter le nom de Ryan Magellan se diluer au fil des déceptions, comme une aquarelle délavée sous l’effet de la pluie.

Pire, cette perspective risquait aussi de laisser trop de place à son père dans le rôle du protecteur envahissant. La naissance de Maëlle s’était tristement terminée par la perte de sa mère et depuis, l’homme seul consacrait à sa fille tout son temps libre, ses attentions et ses preuves de tendresse.

Cette vie privée contrastait avec sa réputation de rudesse dans le cadre militaire. Eu égard à ses nombreux actes de bravoure lorsqu’il pilotait un hélicoptère dans l’aéronavale, Pierre Desperel avait obtenu le respect du corps d’armée et gagné le surnom « L’Expert » visant à rappeler son infaillible ténacité.

Désormais, il commandait les écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Ce poste sédentaire lui convenait autant pour la stabilité familiale que pour son souhait de transmettre d’authentiques valeurs aux jeunes recrues. Il leur apprenait à voir les dangers et les éléments favorables pour s’adapter à toutes les situations.

À ses yeux, même une partie de tennis ressemblait à un combat où il fallait appliquer une stratégie et s’appuyer sur des qualités de guerrier : énergie, adresse, souplesse et mental invulnérable. C’est en amenant Maëlle à ses premières leçons qu’il avait rencontré le fameux Ryan, vite catalogué dans les enfants mal éduqués.

Pourtant, l’officier avait décelé chez le gamin des talents innés pour ce sport, confirmés au fil des années, malgré son manque de discipline. Pierre Desperel y voyait un immense gâchis et n’approuvait pas la relation entre cette canaille et sa fille modèle. Selon lui, elle méritait mieux. Idéalement, seul un jeune homme exemplaire parmi ses élites pouvait devenir un gendre honorable.

Afin de protéger son futur fiancé, Maëlle prenait soin de dissimuler ses chagrins et de justifier les absences à répétition de Ryan. L’exercice devenait une prouesse, tant les mensonges s’accumulaient, au point de créer des incohérences que le père bienveillant feignait de ne pas remarquer. Cette fois, elle inventa un rendez-vous de dernière minute entre des touristes anglais et Ryan, dans son emploi du temps de moniteur sportif.

Ce contretemps ne changeait pas grand-chose au programme dominical habituel, constitué d’une partie d’échecs après le repas et d’une paire d’heures de tennis entre le père et sa fille. À se confronter régulièrement dans ces deux disciplines, ils avaient beaucoup appris sur leur tactique réciproque et leurs erreurs. En stratégie de salon comme en sport de raquettes, Ryan les surpassait dans toutes les situations, si bien qu’il pouvait jouer seul contre eux deux, et le plus souvent, remporter la victoire. Pour clouer ses adversaires, ce voyou sans scrupules s’autorisait à tendre les pièges les plus sournois.

Entre le dessert et l’échiquier, Maëlle eut une pensée pour la bague que son fiancé lui avait promise. La jeune femme s’éclipsa discrètement afin de vérifier sur le site de la bijouterie si l’anneau diamanté se trouvait encore en vente. Avant même d’arriver sur la bonne page, elle imagina des excuses à son amour d’enfance, notamment des difficultés financières. Elle le soupçonnait depuis longtemps de gaspiller son argent aux jeux de cartes dans une salle obscure de la région.

Tandis qu’elle cherchait l’objet symbolique de leur union, elle se mit à anticiper la déception de le trouver encore en vente. Après tout, si Ryan avait des soucis d’argent, une bague moins jolie pouvait convenir. Aux yeux de Maëlle, le signe d’un engagement réciproque comptait beaucoup plus que la valeur du bijou.

En scrutant bien le catalogue, elle fut surprise de ne pas y voir l’anneau qu’ils avaient choisi ensemble. Un bref instant, elle espéra bientôt le porter au doigt. Mais elle se reprit : si Ryan avait reporté leur déjeuner de fiançailles, c’était probablement pour ne pas venir les mains vides. Maëlle pensa qu’un autre client avait acheté cette bague.

 

 

EXTRAIT 2

Rue des Prêtres, la porte de la toulousaine s’ouvrit. Ryan en sortit. Il portait un blouson de cuir et un sac de sport à l’épaule. En quelques enjambées, il se dirigea vers le parking en colimaçon et arpenta les escaliers. Sitôt parvenu à sa voiture, il déposa ses affaires de tennis dans le coffre avant de la vieille Porsche orange. Il démarra, descendit la rampe jusqu’à la sortie et s’engagea vers la place des Salins.

Cette fois, il ne traversa pas la Garonne, mais continua sur la grande rue Saint-Michel. Au carrefour après la prison, il prit le boulevard Delacourtie, et rejoignit l’avenue Crampel.

Au pont des Demoiselles, Ryan engagea la Porsche sur l’allée cyclable longeant le canal et se gara sur une place réservée aux riverains. Ce besoin de sentir sa voiture proche était presque une addiction. Peut-être avait-il développé le réflexe de pouvoir déguerpir comme un cow-boy après un hold-up, à force de se créer des ennuis.

Récemment, il avait appris l’existence d’un cercle de poker clandestin situé dans une péniche baptisée Tonino. En version officielle, il s’agissait de réunir des amis pour des parties libres sans notion d’argent. En pratique, la brigade de répression du banditisme pouvait difficilement prouver l’inverse, à moins d’infiltrer une taupe.

Au fil des semaines, de nombreux joueurs étaient venus participer aux Cash Games avec des mises par tranches de 50 euros et des blindes de 1000 euros minimums pour voir les cartes adverses. À cause de ce succès grandissant, le patron du tripot était devenu méfiant, par crainte de l’arrivée d’une brebis galeuse parmi les nouveaux amis recommandés. L’éventuel intrus pouvait nuire au business bien davantage qu’un pique-assiette dans un banquet.

Ryan connaissait la présence de la salle de jeu par un client de chez Bélénos. À l’époque, l’idée d’un établissement crapuleux dans une péniche avait émoustillé son esprit de collectionneur en tous genres. Le fantasme était devenu réalité, séparé de lui par une allée sur laquelle circulaient des promeneurs et des cyclistes. Profitant d’un intervalle entre une mamie et un vététiste tracté par son labrador, le breton traversa la bande goudronnée.

Au bout de la passerelle, deux hommes musclés tuaient le temps, occupés à jouer avec des dominos qui semblaient ridicules entre leurs grosses mains aux doigts boudinés. L’un était de dos, une casquette de marin en coton noir fané, l’autre pouvait observer la berge juste en soulevant ses sourcils broussailleux sur une arcade balafrée. Quand Ryan fut sur le pont supérieur, la brute face à lui demanda le mot de passe.

— Capitoul

— Ça, c’est l’ancien. Il a changé la semaine dernière. Alors ?

— J’ai été recommandé il y a quinze jours avec celui que je viens de vous donner. Est-ce que ça vous va comme explication ?

— Non ! Il faut le nouveau code !

— Écoutez, je n’ai pas le numéro de téléphone de mon contact et je ne vais pas le revoir de sitôt. Il est à 800 bornes d’ici, en Bretagne !

Une crispation sembla raidir le corps du deuxième homme, mais il ne se retourna pas. Le premier n’eut pas l’air d’apprécier l’argumentation et il répliqua :

— C’est pas mon problème ! Ici c’est une propriété privée. Merci de ne pas insister.

— Bon, d’accord ! De toute façon, cela n’a pas l’air d’être mon jour de chance.

Pour se consoler, Ryan se dit qu’il venait d’économiser le ticket d’entrée et peut-être éviter une mauvaise donne. Tant pis, il était en avance pour la leçon du jour avec Lorelei et Lionel Leloup, suffisamment pour envisager une petite sieste dans la voiture sur le parking des Terrains d’Artémis.

Il vit deux passants regarder la Porsche avec une curiosité évidente. Il les entendit estimer l’année du modèle en continuant leur promenade. Il savoura la ligne presque intemporelle de son bolide au toit découvrable, vint s’asseoir sur le cuir noir patiné et mit en route le flat 6 refroidi par air.

Une manœuvre plus tard, il prit la direction du pont Pierre de Coubertin pour rejoindre Blagnac sans prêter la moindre attention à une Volvo break cabossée qui suivait sa trace. Dans le bras de la Garonne du côté d’Empalot, un cormoran plongeait à intervalles réguliers pour satisfaire l’appétit de sa progéniture. Arrivé sur la rive gauche, Ryan prit l’avenue de Muret et longea les rails du tramway jusqu’au Fer-à-Cheval. Le conducteur du mystérieux véhicule continua sa filature incognito.

 

 

EXTRAIT 3

À La Salvetat-Saint-Gilles, un adolescent rentrait en scooter d’une soirée d’anniversaire bien arrosée. Il était aussi grisé par l’alcool de trois Desperados qu’émoustillé par son premier flirt avec la jolie Charlotte. Il n’avait parcouru que cinq cents mètres et déjà une envie pressante le fit s’arrêter en bord de route. Se pensant seul, il s’approcha d’un mur et descendit la braguette de son pantalon.

Alors qu’il ne pouvait plus se retenir, il entendit le bruit d’une voiture qui se rapprochait. Il espéra pouvoir finir tranquillement. Dommage ! Les phares commencèrent à éclairer sa silhouette de Manneken-Pis. Il se sentit très gêné, mais dans l’impossibilité d’interrompre sa besogne. Le chant du V8 titilla sa curiosité au point de tourner légèrement la tête. Il vit une femme au visage plâtreux conduire en flagrant excès de vitesse, à la façon des racailles de son quartier. Il en fut abasourdi.

Tout juste avait-il repris ses esprits, qu’il perçut un autre bruit de moteur. Oubliant de viser le mur, il observa la Porsche lui passer à moins d’un mètre, avec Robin des bois au volant. Il se dit que la soirée était vraiment extraordinaire. C’est alors qu’il fut éclairé par les phares d’un troisième véhicule. Cette fois, il pivota sans aucune pudeur et aperçut quatre marins à l’intérieur d’un break Volvo. Il en fut presque déçu.

Le moment était venu de repartir. Le jeune grimpa sur son scooter et vit une autre auto. Jamais il n’avait croisé autant de circulation à une heure pareille. Quasiment désabusé, il scruta dans l’habitacle de la Mercedes qui lui fila sous le nez. Cette fois, le pilote était un homme déguisé en gorille, hormis la tête qui ressemblait plutôt à celle de Christian Karembeu. Le gamin se demanda où allaient tous ces fous en fuite. Puis, il eut une grande envie de rentrer et de dormir.

Maëlle avait ouvert le portail et se dirigeait vers la grange pour cacher la Stingray. Elle courut vers l’entrée de service afin de retrouver Sylvain. Les battants de la grille se refermaient lentement lorsque Ryan parvint à s’engouffrer de justesse dans la propriété. Il fit le tour du château et se gara côté sud pour ne plus être visible depuis la route. Repérant un buisson rampant, il glissa le classeur de drachmes gauloises sous le cotonéaster. Sitôt fait, il traversa l’allée et grimpa les marches du perron. À peine entré, il entendit une dispute.

La Bretonne était descendue dans l’appartement du photographe et l’avait surpris avec Lorelei en tenue très légère. La jalousie aidant, elle s’acharnait sur Sylvain en lui rappelant l’interdiction de faire entrer des invitées :

— Tu n’as pas honte de désobéir à Wanda ?

— Ce n’est pas ce que tu crois !

— Je ne fais que constater !

— Justement, on ne fait rien de mal ! J’ai agi comme vous aviez prévu, mais Lorelei a voulu participer à la soirée. Je n’ai pas eu la volonté de l’en priver. Et ça vous arrangeait bien que je la tienne à l’écart de vos magouilles, non ?

— De quoi parlez-vous ? fit le modèle.

À cet instant, un vacarme retentit à l’extérieur. Le Basque tentait d’enfoncer le portail. Il reculait sur la largeur de la route et accélérait bruyamment jusqu’à percuter la grille. Depuis un soupirail, les jeunes femmes écarquillèrent les yeux. En une poignée de secondes, Sylvain enfila ses bottes, son blouson et se prépara au combat. Tel un chevalier, il ordonna aux filles de rester à l’abri. Lorelei se rhabilla en robe de princesse tandis que Maëlle monta dans sa chambre pour enfiler un jeans.

Entre-temps, Teano avait préféré éteindre les feux de la Mercedes et la garer hors de vue. En mission commando, il avait longé la clôture en direction du petit bois. En découvrant la méthode brutale des marins, il commençait à regretter de ne pas avoir pris la moindre arme pour se battre contre ces margoulins. Il espéra trouver une grosse branche ou un outil pour équilibrer la lutte qui s’annonçait musclée.

Ryan, quant à lui, savait très bien ce dont les amis de Bélénos étaient capables. Il ferma tous les volets de bois et se dit qu’en ultime recours, la police pourrait intervenir. Mais, cette solution était pire que le mal, puisque à leur libération, les mercenaires rancuniers se vengeraient. Après les avoir dénoncés, il lui faudrait changer de région ou mieux, s’inventer une nouvelle identité. Pour l’instant, la situation était encore sous contrôle, il avait de quoi régler ses dettes. En revanche, il n’avait aucune confiance en ces marins d’eaux troubles.

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