EXTRAIT 1

Si les nouveaux véhicules de police récemment livrés faisaient merveille sur les routes goudronnées de la Seine-et-Marne, il n’en allait pas de même sur les chemins forestiers. Secouées par les ornières, griffées par les branches folles, envahies par la poussière dégagée par cette forêt desséchée et chauffée à blanc, les quatre voitures de police avaient pris un sérieux coup de vieux en arrivant au cœur du massif. Le commandant, d’un hochement de tête accompagné d’un grognement, saluait son homologue des pompiers. Sans plus attendre, les deux hommes se rendirent sous la tente d’intervention, dressée par l’équipe de secours.

La jeune étudiante au corps gonflé et déformé par la réaction allergique aux chenilles gisait intubée, branchée à de multiples perfusions et reliée à des machines complexes par différents capteurs. Elle avait perdu son teint hâlé. Blanche comme la mort, la seule preuve de vie était l’affairement des soignants autour du brancard de fortune et le bip léger, mais régulier du moniteur cardiaque qui semblait rythmer les activités. Muet et visiblement mal à l’aise, c’est d’un nouveau signe de tête autoritaire que le commandant Xavier Reinhardt donna le feu vert au chef des secours pour lui faire un point sur la situation.

— C’est un miracle qu’elle soit en vie. Avant de perdre connaissance, elle a tenté de s’ouvrir la trachée pour y glisser un tube de stylo pour faire passer de l’air. Quand mes gars sont arrivés, elle avait le cou en sang. Heureusement, ils ont pu limiter les dégâts et terminer cette trachéotomie barbare de façon plus académique. Même avec son expérience d’infirmière, elle n’aurait jamais pu mener l’opération à bien. Mais quand j’y pense, rien que d’avoir tenté l’opération me laisse songeur. Cette fille est une guerrière.

Le commandant ne laissa rien paraître de son malaise. Ça ne faisait pas sérieux un costaud, boxeur de surcroît, prêt à tourner de l’œil à la seule vue d’appareils médicaux. Laissant l’équipe médicale continuer son travail, il rejoignit ses hommes qui étudiaient l’emplacement où le corps avait été retrouvé par les sauveteurs.

— Rien de spécial, comme d’habitude ? demanda le commandant.

D’un signe de tête – décidément le mode de communication préféré au sein de l’équipe – la responsable, la capitaine Maia Alaoui apporta une réponse négative à son chef.

— Pourtant…

Nouveau mouvement de tête encourageant de Xavier Reinhardt cette fois pour libérer la parole de l’inspectrice.

— Pourtant, il y a un truc qui me chiffonne. Autour de nous, il n’y a que des feuillus, chênes, bouleaux et châtaigniers et les chenilles sont des processionnaires du pin. Elles n’ont rien à faire là.

Le commandant Xavier avait beau connaître la passion de sa capitaine pour la forêt, sa faune et sa flore, qui lui avait valu le surnom de « Organic » au sein de la brigade, il était à chaque fois surpris par l’étendue de ses connaissances.

— La chenille processionnaire du pin, Thaumetopoea pityocampa, est la larve d’un papillon nocturne de couleur gris brunâtre, aux antennes pectinées. Les mâles sont reconnaissables aux deux bandes noires parallèles qui ornent les ailes antérieures.

Avant que le hochement de tête de son chef vienne mettre un terme à ses explications scientifiques, l’inspectrice se hâta de conclure.

— S’il s’agissait de chenilles du chêne, elles auraient dévoré les feuilles au-dessus de nous. Regarde, elles sont intactes ! De plus, il n’y a pas de nid !

Exceptionnellement, le commandant oublia son signe de tête et se fendit d’une longue tirade pour obtenir les conclusions de l’inspectrice :

— Donc ?

— Donc ! On les a déposées volontairement ici. Il y a pour le moins une volonté de modifier l’environnement, au pire une intention de tuer.

 

 

EXTRAIT 2

Satisfait des informations obtenues, il quitta la chambre et ces horribles machines médicales qui lui donnaient des suées malgré la climatisation ultramoderne de l’hôpital. Direction la chambre du conducteur de la BMW au même étage.

Dans le couloir, l’agitation était maximum. Internes et infirmiers s’affairaient en criant des consignes, demandant de nouvelles machines. Impossible de rejoindre la chambre du conducteur de la berline allemande qui visiblement concentrait toute l’attention du personnel. L’agitation et les invectives stoppèrent nette alors qu’un « merde » tonitruant, sortit de la chambre.

L’interne que Xavier avait déjà rencontré lors de sa précédente visite sortit d’un pas rageur de la chambre.

— Si c’est Allan Parker que vous vouliez voir, c’est trop tard. Il est mort. Venez avec moi, il faut que je vous parle.

Xavier n’en revenait pas. Le responsable du service lui avait dit que l’opération s’était bien passée et que le patient était en attente de transport vers un hôpital parisien. Aujourd’hui, c’est à la morgue qu’il allait être transporté ! Incroyable.

— Je ne comprends pas ce qui a pu se passer commandant, commença le responsable des soins intensifs. On pensait le renvoyer dans une chambre dans la soirée, tous les indicateurs étaient au vert. Sa santé s’est dégradée subitement. Personne n’a d’explication. Je pense qu’il faut ouvrir une enquête. Je vais transmettre immédiatement une demande officielle à la famille, ce que la loi m’oblige. Ça ira plus vite que de passer par la voie juridique. Je vous tiens au courant dès que j’ai les premiers résultats. On avisera après.

 

Un peu plus tard, au cœur de l’après-midi, le commandant errait en ville en rentrant à pied au commissariat, accablé par la chaleur, par l’annonce de la mort du conducteur de la BMW et par les idées noires qui s’accumulaient dans sa tête.

— Décidément cet été 2022 était plein de surprises. Plutôt mauvaises, se dit-il.

Une nouvelle mode vestimentaire s’était installée en ville. Celle des auréoles sous les bras. Passé 8h du matin, impossible de se présenter dans une tenue correcte. Il y avait déjà les visages fatigués par ces nuits de trop fortes chaleurs qui, jour après jour, creusaient un peu plus que de raison les rides, même chez les jeunes. Maintenant, impossible de masquer tout ça par de beaux habits. Sur les chemises, les auréoles sous les bras et même ailleurs s’agrandissaient au fil de la journée, séchaient et laissaient de vilaines traces grises qui seraient à leur tour submergées par de nouvelles auréoles. Les pantalons ne valaient pas mieux, se collant aux jambes et aux fesses, réduisant à néant le savant travail des couturiers pour équilibrer le tombé d’un pli. Sans même parler de l’odeur. Une malédiction qui ne se préoccupait pas des sexes et touchait indifféremment les femmes et les hommes.

— Un été plein de mauvaises surprises, se dit une nouvelle fois le commandant. Heureusement qu’il y avait Sofia.

 

 

EXTRAIT 3

Il ne fallut que quelques instants aux trois groupes pour se persuader que la station était déserte. Pas un bruit et quelques portes restées curieusement ouvertes témoignaient d’un départ précipité. La commissaire dont la puissance vocale était connue de tous pour se répandre dans toutes les pièces du commissariat les jours de grande colère lança un « Jean-Philiiiiippe » tonitruant. Une sorte de cri de guerre, une charge hurlante, une arme sonore d’un nouveau genre qui se traduisit à quelques dizaines de mètres de là par un léger sifflement dans le cachot de Jean-Philippe. De quoi redonner l’espoir aux deux jeunes gens qui, oubliant leur position un peu confuse de prisonnier et geôlier, se mirent à tambouriner de concert sur leur lourde porte.

Cinq minutes plus tard, la porte du cachot éventrée avec une hache récupérée près des serres avait rendu le sourire à la commissaire, à Maia et à Xavier. Et la liberté à Jean-Philippe. Cette libération avait également permis à la jeune Ingrid d’échanger son cachot contre de jolis bracelets brillants qui lui enserraient les poignets.

Laissant son équipe de côté, la commissaire répondait, le sourire aux lèvres, à un appel du commissariat.

— Les nouvelles sont bonnes, résuma-t-elle. Les deux amis de mademoiselle qui voulaient libérer les rats contaminés ont été coincés par les gendarmes. Inutile de vous dire que nos amis leur ont fait passer un mauvais quart d’heure après la morsure de leur collègue. Jean-Philippe, encore bravo de nous avoir incité à mettre en place une équipe de surveillance près des caisses. Une souricière pour surveiller des rats, une belle idée.

Xavier désespérait. Si la commissaire se mettait, elle aussi, à faire des blagues pourries, c’était vraiment la fin.

Jean-Philippe, qui n’avait pas mis longtemps à se remettre de sa captivité, fit un rapide résumé des informations qu’il avait obtenues : l’implication de Jacques Rosière, le nom des complices de Jacques, leur motivation précise, la folie qui régnait au sein du groupe et enfin la totale détermination de Jacques.

— Jacques doit être un dendrophile, lâcha Maia.

— Un quoi ?

Dans un magnifique chœur, les policiers et Jean-Philippe se tournèrent vers la jeune femme, en quête d’informations sur ce qualificatif qui leur était totalement inconnu.

— Dendrophile, une personne sexuellement attirée par les arbres. Maia s’étonnait que personne, surtout Jean-Philippe, ne connaisse ce qualificatif issu du grec. Un amoureux des arbres, comme le titre du livre d’Alain Baraton, le jardinier en chef du parc de Versailles.

Seul Jean-Philippe, porté par sa passion de la littérature, suivait les digressions de Maia qui continuait sa tirade. Un vrai conférencier en cours magistral.

— Vous connaissez sûrement le livre La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben. D’après lui, les arbres communiquent entre eux par les odeurs, des signaux électriques et leurs racines. Il existerait une mémoire des arbres. Les parents arbres vivent avec leurs enfants et les regardent grandir !

C’en était trop pour Xavier qui avait décroché.

— Bon, ça va, Maia, tu continueras ta rédaction de la Sylviculture pour les Nuls en deux tomes une autre fois. On a du boulot là !

Jean-Philippe souriait et continuait à suivre, pour le plaisir de voir jusqu’où Xavier pouvait encaisser les apartés littéraires, il en rajouta une couche.

— Maia à raison. On a à faire à un cinglé. Il y a des fanatiques qui jugent de sang-froid et condamnent à la mort ceux qui n’ont commis d’autre crime que de ne pas penser comme eux. Ce n’est pas de moi, mais de Voltaire.

— Allez, on rentre, la journée a été assez longue, annonça Xavier excédé. On dépose mademoiselle au commissariat et on se retrouve chez Maia. D’accord ?

Maia acquiesça d’un signe de tête, il était temps qu’elle rentre chez elle vérifier ce que faisaient ses deux garçons. Jules et Jim avaient la fâcheuse habitude de libérer leur imagination débordante quand elle les laissait seuls trop longtemps. Leur père avait bien choisi leur prénom.

On en oubliait presque cette canicule poisseuse qui ne laissait aucun répit. Jean-Philippe était retrouvé sain et sauf, les principaux auteurs des agressions étaient sous bonne garde. L’ambiance était au beau fixe. La bière fraîche et le vin blanc du frigidaire de Maia se faisaient déjà un chemin rafraîchissant dans l’esprit de chacun.

— J’ai un truc à faire et je vous rejoins, dit Xavier, laissant la fine équipe policière, une nouvelle fois surprise par cette nouvelle désertion inexpliquée.

— Le commandant va se mettre en retard pour une bière ou un whisky ? On croit rêver ! soupira la commissaire en interrogeant du regard une Maia aussi étonnée qu’elle, alors qu’elle prévenait ses enfants par téléphone de son arrivée.

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