Extrait 1/3

Le lendemain à midi, le notaire de Leybent débarque avec un dossier plus épais que le bottin téléphonique du Kansas. Mady ne comprend pas grand-chose à ce qu’il raconte sauf qu’il s’agit d’un terrain que Joke veut avoir :

— Le terrain descend jusqu’à la rivière, en face de la vieille apicultrice, la tante de Bill que vous connaissez si je ne m’abuse.

— Sûr qu’on se connaît, on se fait des pokers toutes les semaines chez Gordon avec Chuck et Ted !

— En bordure de terrain vous avez le champ de tournesols de Jesse Brown. C’est bon, vous situez bien ?

— Très bien, c’est parfait. Summerfield n’avait pas signé pour acquérir ce terrain ?

— Si, mais il s’est rétracté pour raison familiale.

— Décidément on ne peut pas compter sur ces gens-là ! Ils s’engagent pour se rétracter après, c’est pas sérieux ! Mais il a bien fait, ça m’arrange. Maintenant passons aux choses sérieuses. Je suppose qu’en fouillant dans les papiers du vieux Jacob vous avez trouvé un testament manuscrit dans lequel il est stipulé qu’il me léguait le terrain, on est bien d’accord ?

— Ah non, je n’ai rien trouvé de tel…

Le notaire s’interrompt, impressionné par le canon du fusil que Joke lui enfonce fermement sous le menton :

— Et moi je suis sûr du contraire.

— Eh bien, maintenant que j’y pense, bredouille Maître Jefferson, peut-être bien que…

Joke repose son fusil et, avec une extrême douceur, il lui demande :

— Comment va votre petite famille mon cher Maître ?

Étonné du changement de ton et de sujet, le notaire bafouille :

— Bien, très bien…

— Vous avez une fille, je crois, Lisbeth, c’est ça ?

— Oui.

— Quinze ans, au lycée, sérieuse, elle rentre seule le soir à la maison, à pied.

— Oui c’est exact.

— Surveillez-la, Maître Jefferson, elle est si jolie cette petite et il y a tant de prédateurs là dehors !

— Oui, oui, c’est ça, je vais suivre votre conseil, lui répond l’homme de loi en bégayant.

— Allons, allons, reprenez-vous cher ami, signons ces papiers et finissons-en ! Mady, deux verres !

Madison qui vient d’assister à cet étrange entretien n’en revient pas. Elle savait son mari violent et retors mais pas dangereux. Elle a peur, vraiment peur. Aussi, c’est sans poser de questions qu’elle obéit au doigt et à l’œil en apportant ce qu’il faut pour fêter le nouvel agrandissement du domaine des Fush dans la plus pure tradition de ces derniers.

Se sentant obligé de trinquer, le notaire lève son verre en le faisant tinter contre celui de Joke qui vient de finir d’apposer sa signature sur les différents documents avant de porter un toast :

— Que l’âme du vieux Jacob repose en paix !

Les deux hommes boivent leur gnole et Joke se lève pour aller derrière le bar et en ramène une dame-Jeanne de dix litres.

— Voilà Maître Jefferson, c’est pour vous, pour vous remercier de votre dévouement. Vous voyez, je suis un homme généreux. Et pensez à me convoquer pour la lecture du testament.

— Du testament ? Ah oui, celui du vieux Jacob, je n’y manquerai pas ! D’ailleurs il me faudrait un acompte pour les frais de succession.

— Combien ?

— $5000 devraient suffire.

Joke se lève, se rend dans son bureau et revient avec une liasse de billets.

— Cinq mille pour les frais de succession plus cinq mille pour le testament que vous qualifierez d’authentique. Ça vous va ?

— Décidément, c’est un plaisir de faire des affaires avec vous.

Le notaire retrouve le sourire, boit un nouveau verre avant de s’en aller avec ses papiers signés, sa dame-Jeanne et ses billets. Dix mille dollars en petites coupures, il a gagné sa journée.
*
*         *
*
Quand le téléphone sonne chez les Summerfield, le père décroche à la première sonnerie. Tous ses gosses se pressent autour de lui, inquiets :

— Tu vois où se trouve la colline aux deux bosses ?

— Ouais.

— Ben elle est là, entre les deux bosses, elle t’attend.

— J’espère qu’elle est en bonne santé !

Joke éclate de rire avant d’ajouter :

— Prends une pelle, tu vas en avoir besoin !

Puis il raccroche devant l’air effrayé de sa femme :

— Tu as enterré quelqu’un Joke ?

Il éclate de rire :

— Mais non, j’ai creusé un trou, je l’ai allongée au fond et je l’ai recouverte de terre, sauf la tête. J’ai bien tassé pour être certain qu’elle ne puisse pas bouger. J’imagine la tête de son mari !

— Et s’il faisait pareil avec moi pour se venger ?

— Eh bien je violerai sa fille et je tuerai ses trois garçons. Allez, oublie ça, viens avec moi on va seller les chevaux et je vais t’emmener voir le terrain du vieux Jacob. Avec la rivière qui coule en bas ça nous donne un terrain humide. Il est particulièrement fertile et ça valait le coup de le récupérer.

Ce jour-là, Mady prend conscience de qui est vraiment l’homme qu’elle a épousé. Avec l’avenir qui lui a tracé lors de la visite du fournisseur de semences, les moyens employés pour récupérer un terrain qu’il n’a même pas payé, elle réalise qu’elle est sans doute aux portes de l’Enfer.


Extrait 2/3

Aujourd’hui, Joke a rendez-vous avec un restaurateur de Wichita sur le toit d’un immeuble en construction à Leybent. Méfiant, il a l’habitude de cacher des caméras pour filmer et enregistrer les transactions. Celle d’aujourd’hui est vite réglée, le restaurateur connaît le produit même s’il ne rechigne pas à en goûter un petit verre.

— Il me faut une dizaine de dames-jeannes de dix litres.

— Pas de souci, vous serez livré dans trois jours. Je vous offre la livraison. C’est $1500 cash maintenant, et autant à la livraison, ça vous va ?

— Parfait, c’est vraiment un plaisir de faire des affaires avec vous !

— On me le dit souvent.

L’homme prend une enveloppe de la poche intérieure de sa veste, l’ouvre et en extrait quinze billets de $100. Joke recompte, le compte est bon. Les deux hommes se serrent la main et le client s’en va. Joke récupère ses caméras et micros lorsqu’il en entend du bruit en bas, dans la rue.

— Au voleur, au voleur !

À ces mots, il ne cherche pas à comprendre. Il prend sa caméra, zoome le plus possible et filme la scène.

Un marchand ambulant de hot-dogs et autres burgers, vocifère en levant les bras au ciel. Il vient de se faire voler un burger par un gosse, un Afro-Américain qui court plus vite qu’une gazelle. À ses trousses, le shérif, le gros Dayton.

— Arrête-toi, petit, arrête-toi !

Joke se marre en se disant :

— Il va te semer mon gros !

Et là, le gosse commet une erreur. Il s’engage dans l’immeuble où se trouve Joke avec Dayton sur les talons qui tient beaucoup mieux la longueur que prévu. Joke sent le coup fourré arriver. Il se planque derrière une énorme climatisation. Bien lui en a pris car pas moins de trois minutes plus tard le gosse déboule sur le toit.

Une fois de plus Joke se dit que ce gamin n’est pas logique, il va se faire serrer car il n’y a pas d’issue sur le toit et les immeubles d’en face sont bien trop loin pour tenter un saut. Le môme court jusqu’au bord et là, il réalise qu’il est fait, il a perdu : Police / Gosse 1- 0. Joke zoome avec sa caméra ne perdant pas une image du jeune voleur.

C’est au tour de Dayton de se pointer, à bout de souffle respirant aussi fort qu’un bœuf. Joke s’assure de ne pas être vu. Il va pouvoir filmer une arrestation de son pote.

Voyant Dayton s’approcher calmement vers lui, le gosse lui tend ses poignets :

— C’est bon shérif, embarquez-moi !

Dayton s’approche du gamin et lui répond :

— Tu t’imagines que je vais me laisser emmerder par un petit nègre ? Je t’arrête, dans cinq minutes t’es dehors et demain tu recommences.

— Ben ouais, shérif, c’est ça la loi !

— Et non gamin, la loi c’est ça !

Il le pousse violemment dans le vide et le regarde s’écraser à terre dans un cri déchirant.

Police / Gosse 2- 0, game over !

Le shérif relève la tête et voit Joke Fush équipé d’une caméra qui lui fait signe de la main.

— Merde, je me suis fait avoir comme un bleu !

Il se met à transpirer tout en se disant que ce salopard de Joke est bien outillé ! il n’a pas le temps d’aller à sa rencontre, il doit redescendre en quatrième vitesse pour expliquer pourquoi le gamin a fini en ketchup.

Dans la rue les premiers secours sont venus ramasser le pauvre gosse disloqué. Il va maintenant falloir expliquer à la famille que ce gamin a préféré se jeter dans le vide plutôt que de se rendre à la police. Triste journée !
————————————————————–
Extrait 3/3

Éblouie par mon coup de couteau fatal sur le cochon, Shaw ne veut plus me quitter et demande à notre père de nous prendre avec lui pour l’abattage des bêtes. Les agneaux pleurent comme des bébés, ce qui nous excite plus qu’autre chose. Les canards ne sont pas faciles à attraper mais quand on en tient un on se bat pour savoir lequel de nous deux l’étêtera pour le voir courir sans tête pendant quelques secondes. Shaw prend des vidéos avec son smartphone avant de les publier sur les réseaux sociaux. On rentre souvent à la maison couverts de sang ce qui fait râler notre brave femme de mère, mais on est heureux.

Notre père est moins violent, c’est normal, nous lui obéissons tous au doigt et à l’œil. Mais avec Shaw on vit mal ce qu’il oblige à faire à son épouse, d’autant plus que ma petite sœur vient d’avoir douze ans. Je me souviens du barbecue d’il y a deux ans quand mon père disait à Dayton que ma sœur aurait le corps d’une femme. Eh bien il ne s’est pas trompé. On lui donne facilement vingt ans. Physiquement c’est une femme, pas une gamine mais personne ne se dit que dans sa tête elle n’a que douze ans. Quant à ma mère elle ne semble pas vieillir, elle est d’une beauté extraordinaire. Tous se retournent sur son passage mais personne n’ose y poser la main dessus sans l’accord son mari. En ce jour de printemps où nous déambulons en famille au centre-ville on croise Allan Mc Douglas, le play-boy du coin qui se la joue un peu kéké. Il passe une main aux fesses de ma mère en disant :

— Ah, voici la plus belle putain de la ville ! Tu prends combien, chérie ?

 

Les gens qui sont dans la rue éclatent de rire avec les commerçants qui sont sortis sur le pas de la porte de leur échoppe pour admirer un spectacle rare : les Fush au grand complet en ville. Et connaissant le vieux et son caractère de merde il y a de bonnes chances pour qu’il y ait de l’animation.

Allan est plutôt bel homme, sûr de lui, le genre auquel aucune femme ne résiste. Il est connu pour faire le beau. Il s’est mis en tête de battre le record de conquêtes de Mick Jagger qui va au-delà de quatre mille femmes. Alors il se croit tout permis avec son sourire enjôleur et sa gueule d’ange il est ravi d’amuser la galerie. Il ne voit pas arriver la baffe monumentale de Joke en pleine figure. Une baffe lancée avec une paluche aussi imposante que celle d’un ours. Il a quand même de la chance que mon père soit bien tourné parce qu’il aurait pu l’étrangler en pleine rue, à la vue et au su de tout le monde sans que personne ne soit témoin, bien évidemment. Il a également eu de la chance que, pour une fois, Joke Fush ne soit pas armé. L’effronté a échappé au coup de fusil.

Cependant, la beigne est si violente que sa tête heurte le poteau qui se trouve juste à sa hauteur. Il dégringole lentement à terre en glissant le long du poteau comme une chique, sonné, les yeux révulsés. Étalé de tout son long, mou comme une poupée de chiffon, il ne se réveille pas. Les secours arrivent rapidement. Le shérif demande à mon père s’il veut porter plainte. N’ayant aucune confiance dans le système judiciaire bien que ce dernier lui soit totalement acquis dans notre petite ville, il décline l’offre généreuse du représentant de l’ordre. Même si en privé ils sont cul et chemise avec le shérif et le juge, aucun des trois hommes ne veut que ça s’ébruite. Aussi, pour faire bonne figure il répond à Dayton :

— J’suis pas du genre à fricoter avec les juges et les shérifs, j’ai pas besoin de vous pour régler mes comptes ! J’ai encore mes principes.

Le gros Bill et Chuck alias Chucky à cause de sa cicatrice qui le défigure, qu’on appelle les inséparables, s’approchent de leur pote de poker. Bill étant trop idiot pour construire la moindre phrase, c’est Chuck qui salue son ami en premier.

— Hey, Joke ! Un souci ? T’as besoin d’un coup de main ?

— Ouais, un coup de main, Joke !

— Salut les amis, c’est gentil mais je me débrouille très bien tout seul.

— Ouais, tout seul, le Joke !

— Putain Billy ferme ta gueule, tu m’énerves quand tu parles !

— Ouais, je t’énerve quand je parle !

Chuck se tourne vers ma mère et s’incline légèrement :

— Mes respects Madame Fush !

— Ouais, mes respects aussi, Madame !

— On est chez Gordon si tu nous cherches.

— Merci Chucky.

Les deux abrutis s’en vont. Ils ont fait leur manège qui n’apporte rien à personne et ils sont contents. Ils ont surtout affiché leur amitié avec Joke ce qui les rend intouchables. Il ne manque plus que Ted, le troisième abruti du poker !

À présent plus personne ne rit. Le type n’est pas mort, il est transporté d’urgence à l’hôpital en ambulance. Il restera plusieurs semaines dans le coma.
*
*         *
*
Quand Allan Mc Douglas quitte le centre de soins, il est amnésique, la moitié gauche de son visage est paralysée et il est devenu complètement abruti, à tel point qu’on le surnomme l’idiot du village. Il n’arrive pas à articuler le moindre mot sans bégayer et manger la moitié des syllabes tout en se défigurant quand il les prononce dans un effort surhumain. Il est affublé de quolibets divers, tous moins gratifiants les uns que les autres. Il ne refuse jamais un verre qu’on lui offre juste pour se moquer de lui ou le chahuter. Il est l’objet de moqueries, de méchancetés. Il rit du mal qu’on lui fait tant il est idiot. Plus aucune femme ne le regarde, il ne battra jamais le record de Mick Jagger. Il n’a reçu qu’une baffe de Joke, pas même un coup de poing. Si les gens se sont toujours méfiés de mon père, à partir de ce jour-là c’est l’ensemble de la population qui en a peur.

Depuis cette histoire, la Joke’s Baffe est devenue une expression locale et malgré que Mady soit contrainte de se prostituer, elle demeure la femme la plus respectée de la ville.

À l’école on évite de venir nous chercher des cross, quelques élèves ont déjà eu le plaisir de faire connaissance avec ma bonne droite qui fera mon succès et assurera ma tranquillité. Je ne me rends pas compte que mes forces sont bien supérieures à celles des autres. Les épaules s’élargissent, les muscles se développent.

Cet article a 2 commentaires

  1. Cam

    Histoire de famille à se mordre les doigts.. des frissons dans le dos à chaque page.. J’ai dévoré ce livre en seulement une journée et demi comme les deux précédents..
    Incroyable ce Tom ! y’aura-t’il une suite sur ce personnage ?

    1. estelaseditions

      J’y pense, sachant qu’il a fini à Paris ça pourrait être pas mal de le suivre dans un road trip sanguinolent, non?

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.