Extraits n°1

Mon histoire est pourtant celle d’un homme bien ordinaire. Mais, à travers cet homme, c’est la vie qui va à vous exploser à la gueule. La vie, rien que ça.

Mes fondations ont glissé sans que je m’en aperçoive. Comme prédestinées, les choses ont fini par arriver d’elles-mêmes. C’était inscrit dans la course, dans l’alignement des planètes et j’y ai vu l’empreinte du destin aussi clairement que si les étoiles s’étaient alignées en clignotant de concert sur la seule et même rangée. Ce n’est pas survenu n’importe où, dans n’importe quel décor. C’est arrivé là, d’un coup, alors que je déambulais le long d’une colline. Pas n’importe quelle colline, car c’est là-bas que tout a commencé. Là que je me suis perdu pour de bon.

Je me tenais, arc-bouté, par-dessus la ville qui flottait en dessous de moi en m’offrant un panorama insensé. Le soleil brillait du mieux qu’il pouvait, lardant le paysage de ses éboulements lumineux. Il régnait un de ces cagnards. Vu d’en haut, Lyon paraissait à moitié éteinte, alanguie, silencieuse comme un assemblage baroque de Legos aux toits et murs ramollis, racornis sous le poids de la chaleur.

Je me liquéfiais, me consumais comme un morceau de viande dans cette cuisson atmosphérique. Tout s’entrechoquait douloureusement dans le fond de ma rétine comme si mille projecteurs avaient été braqués sur moi. Défoncé par la fièvre, les yeux me piquaient, me démangeaient. L’étuve dans laquelle je me trouvais me cramait les neurones, m’azimutait le cerveau. Comme un bœuf attelé à une charrue et labourant un champ de pierres, des coulées de sueur inondaient mon dos, s’insinuant jusque sous mes bras, humectant mes jambes, enrobant mes yeux d’un mince filet de bave qui figurait une membrane, un écran interposé entre moi et le monde. Au travers de son filtre, tout devenait plus épais, plus lent comme dans un rêve. La seule chose dont je me souvienne distinctement, c’est de cette sensation de brûlure persistante, lancinante qui me charcutait la cornée. Les membres raides comme du bois, j’étais devenu immobile, insensible comme un pantin désarticulé. Et dire que je n’avais encore rien vu venir.

J’ai rien compris quand je l’ai vue se lever comme un monde ancien qui sortait de je ne sais où ni de quelle profondeur, mais saisis tout de même qu’à compter de cet instant, je ne pourrais plus jamais disposer de moi-même. Telle une idole païenne, elle irradiait, diffusait quelque chose de sacré, d’obsédant comme ces tubes planétaires qu’on fredonne sans arrêt. Ça m’a scié quand elle m’a fixé avec son regard de cavalière farouche. J’ai tout de suite trébuché, perdu pied dans ses yeux d’eau qui savaient exactement ce qu’ils voulaient et jusqu’où ils étaient prêts à aller.

Je ne connaissais encore rien d’elle, mais quelque chose venait de se déchirer au fond de moi qui me procurait l’intuition, l’intime conviction, la prémonition amoureuse que nos corps allaient bientôt s’envahir, balayant à leur passage tous nos anciens souvenirs de vie sensuelle. Fi de l’altruisme, la métaphysique, l’histoire, le raisonnement, l’idéalisme. Plus rien n’avait d’importance sinon la sourde rumeur de la douce mélodie, la poésie frémissante du désir qui enflait en nous et son envie pleine, entière, détachée de toute forme de pensée.

Un point douloureux enfla au creux de mon bas-ventre à m’en faire mal. Placé à l’étroit dans mes propres vêtements, je n’ai pas résisté bien longtemps à l’appel de la volupté et ses froissements d’ailes, cette pente cotonneuse où les frontières s’estompent pour ne laisser place qu’à un déferlement d’énergie bienheureuse.

Nous demeurâmes ainsi longtemps enlacés, étonnés, figés dans un présent sensuel, perpétuel où chaque seconde écoulée consacrait une nouvelle renaissance. Redessinée par les saines fatigues de l’amour, Éva gisait de guingois et je pouvais ainsi humer son visage, aspirer son souffle calme et chaud. Dans cette plongée de l’être dans l’être, je m’évertuais à répertorier chacune de ses parcelles, à commencer par les pieds, puis remontais vers les chevilles, flemmardais un peu le long des jambes. J’étais comme une biche romantique avec des papillons plein le ventre. J’en étais arrivé à implorer les Dieux qu’il ne lui prenne l’envie de tailler la zone. C’était à en dégueuler de mièvrerie.

Extraits n°2

Un grand métis au corps musclé avança. Il portait en guise de signe distinctif un anneau en or placé sur le lobe de son oreille gauche. L’artiste avait su, par le passé, faire montre de toute la palette de ses talents et on s’attendait à une prestation de haut vol, à la hauteur de sa réputation. Dans un même mouvement synchrone, le monde s’écarta autour de lui pour laisser la place en formant une sorte de haie d’honneur derrière son passage. Sans plus attendre, il se lança avec un zèle enfiévré et furieux, dans une suite d’estocades partant de son bas de son ventre cuirassé pour finir par venir mourir en de blanches vagues contre l’orbe d’Éva. C’était toute sa vie qu’il envoyait valser. Les coups de boutoir qu’il exécutait étaient à la fois fugaces, feutrées, lapidaires, vagabonds, mais aussi rêveurs, sucrés salés, doux-amers, clairs, foncés, oranges, jaunes, violets comme verts saumon. Aux estocades rageuses succédaient d’autres plus langoureuses ou bien désinvoltes. Les à-coups timorés étaient suivis par de brutales variations d’amplitudes dans un travail brutal, mais également délicat, une besogne attentionnée, mais aussi barbare qui relevait autant de l’art figuratif que celui de l’impressionnisme. La somme de son existence ne se résumait plus qu’à la vigueur, la maîtrise de ces mouvements de va-et-vient métronomiques grâce auxquels il entrait et sortait en elle en y gargouillant. Il n’existait plus de limite ni même de temporalité pour ces corps tant ils se heurtaient, se balançaient comme des continents abandonnés allant du nord au sud, traversant une ligne équatoriale avant de finir cette valse en réintégrant leur hémisphère de départ. Leurs sens erraient, divaguaient dans un ailleurs à la géographie évasive et éthérée. Le mélange de ces épidermes enfouis acheva de se dissoudre à ne former plus que la seule et même enveloppe corporelle.

Au milieu de cette fournaise, Éva exultait comme une poupée cassée, désaxée. Le feu ardent qui la consumait n’était plus de ce monde. La tectonique des plaques l’avait emportée en la ravageant, l’ébranlant comme si mille continents étaient en subduction au fond d’elle. Pétrifiée de plaisir, elle se tenait les appas à l’air avec son ventre chosifié, imbécile comme sa chair ouverte et profanée. Il n’y avait plus de place pour moi en elle. Moi qui croyais être parvenu à m’installer dans une relation simple, stable, chaleureuse, il fallait encore et toujours que ça finisse en ratage en règle, en pagaille générale, en fiasco. Ce que le Seigneur donne, le Seigneur le reprend. Quelle chierie !

Mes yeux tombèrent de nouveau sur les siens devenus aussi veules et vides que ceux d’une Messaline[1] surprise en plein lupanar. Le teint jauni par le soufre et la concupiscence, l’aspect quasi lunaire, il n’y avait plus rien qui puisse pénétrer son regard devenu aussi impur qu’impitoyable. Un océan d’écueils, un mur d’incompréhension s’érigeait entre nous, ce qui déclencha simultanément une tornade dans mon âme. Sa lame de fond me parcourut avec une violence telle qu’elle me souffla littéralement le cerveau. L’œil devenu encore plus noir que celui de Caïn, le poison de la jalousie se distilla en moi, m’insémina son venin.

En proie à une vague de résignation passive, un désir de défaite aussi soudain que violent m’assaillit. Jamais pareille langueur, pareille faiblesse ne m’avait étreint de cette manière. Aucun sentiment ne m’avait conduit aussi loin. J’aurais aimé en cet instant pouvoir me munir d’une pelle pour creuser un trou dans lequel je me serais enfoui afin d’y crever en paix sans plus avoir à affronter l’éclat de ces prunelles assassines qui me déchiraient le ventre, me poignardaient le cœur. Comme Job mis à l’épreuve dans l’exercice de sa foi, je me tenais là, fracassé, l’amour mis en bandoulière avec cette terrible envie de me fondre dans le décor. Rincé, lessivé, achevé, ravagé, dévasté, une tristesse à tout casser me tombait dessus qui me faisait ressentir toute l’ivresse de l’apathie quand elle annule toute forme de sensation.

[1] Messaline, épouse de l’empereur Claude, était réputée pour son érotomanie notoire et était soupçonnée de se prostituer dans les quartiers mal famés de Rome incluant Subure.

Extraits n°3

Il traça un pentagramme à même le sol et prit place en son centre. L’ange noir aux ailes brisées. L’Antéchrist. La Bête. Belzébuth. Le Tentateur. Le seigneur des Fièvres et des Fléaux. Les séides se rapprochèrent de lui en exécutant des signes de croix inversés en guise de ralliement. Il irradiait une beauté si messianique, si hiératique qu’ils se mirent à entretenir pour lui un amour fou, absolu et quasi blasphématoire. Ils n’avaient jamais été aussi heureux. Seule la mort pouvait leur enlever ce moment.

Comme des oiseaux de proie embarqués dans un même virage synchrone, ils effleurèrent ses habits, caressèrent, sous-pesèrent ses frusques puis, toute forme de blocage ayant fondu en eux, fondirent sur lui dans une grande bouffée de joie aussi libératrice, furibonde que destructrice. Au cours de ce joli massacre improvisé, emporté, impulsif, ils déchiquetèrent sa chair. Les mains devenues vermeilles à force de s’enfoncer dans la chair, elles faisaient ressortir des paquets entiers d’éponges ensanglantées. Les viscères s’amoncelèrent, glissèrent pêle-mêle avec le bruit si caractéristique du mou quand il gifle du mou. Les tendons, muscles et os craquèrent sous les mâchoires aux forces décuplées par l’hystérie. Une vraie nuit d’orgie barbare et démoniaque où la haine et toutes les vieilles rancœurs étaient de sortie.

Possédés par le majestueux appel au meurtre et au sacrifice humain, les suppôts de Satan s’arc-boutèrent comme une meute de scorpions mus par une même pulsion de mort, le même désir total, froid, implacable de tuer. S’écroulant les uns contre les autres à la manière d’un château de cartes, leurs chairs saignantes, ouvertes, se fracassèrent, s’effondrèrent, s’entassèrent, s’amoncelèrent. Dans cette surenchère assassine, la rigor mortis les contorsionnait en de bien drôles de poses. Gisant sur le sol de guingois comme des épaves pour crash test, des bulles écarlates glougloutaient autour de leurs bouches entrouvertes. Leurs yeux vitrifiés d’horreur, assignés au néant, fixaient avec incrédulité les rigoles de sang caillé ruisselant dans un camaïeu de rouge. Du sang azoté, assombri, était évacué de leurs entrailles quand celui qui quittait leurs poumons était plus clair, plus limpide que du sirop de grenadine. Dans ce monde dévasté, ravagé, rares étaient les survivants qui se tenaient encore debout comme des naufragés accrochés à un mât. Ces tumeurs vivantes se remémorèrent de notre présence, de son entorse au règne des ombres, son sacrilège à l’hégémonie de la nuit. Ils se mirent alors à hurler de la même façon que certains pleurent. La faux n’était pas loin et sifflait au milieu de cette clameur de cris d’outre-tombe qui se propagea jusque dans notre pièce de repli.

Il est des moments où le monde vous quitte avant que vous n’ayez pu lui tirer votre révérence. À moitié zigzaguant de frousse, tout mon être prenait l’eau maintenant que la peur s’y était diluée, épanouie comme l’aurait fait une fleur carnivore. Mon regard ne fixait plus rien, n’imprimait plus rien, il glissait, ricochait à la surface des choses. Ankylosé par le vide qui me dévorait, un calme blanc, post-traumatique se propagea dans mes veines, seulement perturbé par le discret pépiement des oiseaux au dehors. Leur chant avec sa rumeur d’éternité résonnait comme ultime célébration de la vie. Ça faisait quand même tout drôle, tout chose de se dire que cette mélodie serait peut-être la dernière. C’était dur pour la gorge.

 

 

 

 

 

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