Extrait 1

À cette heure matinale, les trottoirs étaient la propriété des ouvriers et des employés qui se pressaient pour rejoindre leur travail dans des va-et-vient incessants. Le peuple des touristes, principalement des croisiéristes, prendrait possession des lieux un peu plus tard, sur les coups de onze heures, midi, quand le soleil darderait ses rayons pour évacuer les gelées de la nuit.

Les stands de bois, guérites dressées et alignées côte à côte, abritaient des bataillons de santons parés de couleurs délicates ou vives : l’Ange, le Ravi, la Vierge, Bartoumieu, les Rois mages, l’Aveugle, les animaux, le bœuf, l’âne, etc., tous les personnages en argile cuite étaient au rendez-vous annuel et aucun n’aurait voulu manquer le défilé.

Émerveillés, il s’attarda un long moment devant le stand de Marcel Carbonel dont la réputation n’est plus à faire. L’artiste Marseillais partage sa notoriété avec le génial Aixois, Paul Fouque, auteur en 1952 du Coup de Mistral. Cette création considérée comme le chef-d’œuvre de l’art santonnier matérialise un berger frayant son chemin contre le vent. Elle symbolise le mouvement de l’homme contre le souffle de la nature dans cette Provence aride, battue par des bourrasques violentes cent jours par an.

Cédant à la tentation et à la tradition, il acheta l’un des Carbonel de l’année, le Boulanger, afin d’enrichir sa collection. C’est à ce moment qu’un enfant pas plus haut que trois pommes, de quatre ou cinq ans, réclama d’une voix fluette au Père Noël de permanence sur le marché :

— Tu me racontes une histoire ?

Papa Noël esquissa un léger sourire sous sa barbe mal ajustée, se courba vers l’enfant et lui glissa à l’oreille d’une voix chevrotante :

— Comment t’appelles-tu, mon petit ?

— Jérôme.

— Eh bien, Jérôme, écoute.

Le pitchoun, intimidé, acquiesça de la tête tout en amorçant un léger mouvement de recul. Ses immenses yeux ronds brillaient de gratitude. Il était émerveillé et heureux. Il ouvrit grand ses oreilles pour ne rien manquer du conte de Noël qui s’ébauchait :

— Il était une fois un très vieux monsieur…

Les récits pour enfants commencent toujours ainsi et se terminent immanquablement dans l’allégresse du bonheur retrouvé.

La journée s’annonçait donc sous les meilleurs auspices. Marius venait d’enrichir sa collection d’un nouveau Carbonel et, une fois chez lui, il ferait revivre sa crèche jusqu’au 2 février prochain comme le veut la tradition.

Il ne savait pas encore comment il célébrerait la Nativité mais il ne s’en inquiétait pas, il trouverait d’ici là. Il pourrait peut-être inviter l’élue de son cœur chez lui, à Marseille ou à Risoul, une station de ski des Alpes du Sud. Il y possédait en effet un studio au pied des pistes. Pourquoi ne pas offrir et s’offrir après tout un Noël romantique pour renouer avec le passé et quelques complicités amoureuses d’actualité ? Il n’était cependant pas certain qu’elle fût dans les mêmes dispositions d’esprit que lui et qu’elle souscrivît à sa proposition.

Kate et lui, c’était une longue histoire.

Tout avait commencé une dizaine d’années plus tôt, un jour de juin, sur la plage de l’Estagnol, le long du domaine de Léoube, à Bormes-les-Mimosas. Elle venait de terminer ses études de psychologie et entendait profiter pleinement du bel été promis. Marius, lui, sortait d’une galère sentimentale et cherchait à se changer les idées ; il voulait s’amuser.

Elle n’avait pas encore vingt-cinq ans, il en avait approximativement trente-cinq. Il la trouva belle et fraîche, elle le jugea rassurant et séduisant. Attirance réciproque. Ils se consommèrent avec passion et en perdirent la raison jusqu’à la déraison.

Au fil du temps, ils rédigèrent le journal de leur romance avec des hauts et des bas, des pleins et des déliés, des je t’aime moi non plus !

Extrait 2

Au dehors, une pluie fine projetait ses gouttelettes glacées le long de l’unique fenêtre vitrée de la pièce. L’hiver, avec son cortège de désagréments, installait ses quartiers jusqu’à l’intérieur du bâtiment malgré des radiateurs allumés. L’administration avait bien prévu de revoir l’isolation des lieux mais les travaux étaient sans cesse reportés par mesure d’insuffisance budgétaire. Un classique.

Bob reprit l’initiative :

— Messieurs, je vous prie de garder votre calme. Comme je vous l’ai dit l’enquête ne fait que commencer. Et cela grâce à mon ami Lagâche qui, à partir d’un numéro de téléphone, nous a mis sur la piste de Zywoski. Je n’oublie pas l’inspecteur Cousin dont le travail d’investigation et de synthèse remarquable, nous a permis d’établir le lien entre nos deux protagonistes.

Cousin jugea alors opportun de recentrer le débat. Il marqua son intention par un geste de l’index à l’endroit de son supérieur ; ce signe d’écolier lui valut l’assentiment du boss.

— Justement, Marcello, rétorqua Cousin. J’ai demandé à la Financière de me fournir un rapport bancaire détaillé sur chacun d’eux. Il s’avère que le premier est raide comme un passe-lacet. Il sort de tôle et doit se refaire. Logique. Il n’a pas trente-six moyens à sa disposition pour se renflouer rapidement. Pas besoin de vous faire un dessin. La seconde, malgré une position sociale enviable, traîne des dettes contractées dans les salles de jeux, virtuelles ou physiques, casinos, poker ou roulette. Je ne puis établir une addiction maladive mais elle joue de manière soutenue. Bref, sous ses airs de riche bourgeoise, elle n’a plus un kopeck vaillant. Elle est, façon de parler, nue et crue ! Sa dette s’élève à un peu moins de 50 000 euros.

Sur un ton toujours conquérant, Thierry s’abritait derrière le rapport de la Financière. Document à l’appui, le jeune policier désignait vertement, sans précautions de langage, la Madone de Macao comme l’instigatrice et, puisqu’il y était, pourquoi pas ? comme la commanditaire des deux assassinats. Dans un élan ravageur, il voyait en Zywo le bras armé de la cupidité de Kate. Il expliqua qu’en sa qualité d’unique héritière, elle était la légataire universelle de tous les biens de son oncle. Il détailla ensuite le patrimoine immobilier et financier dont elle jouirait en totalité :

— Après inventaire, l’enveloppe du tonton est estimée à trois millions d’euros. Une maison au Roucas, un appartement à Paris, un studio, garages et des liquidités, dont une partie en assurance vie. J’ajoute en outre que la gentille nièce est la bénéficiaire d’une seconde assurance vie de 500 000 euros, octroyée par Charcowiski pour d’obscures raisons. À fouiller. Cela représente au total un pactole de 3,5 millions. Sympa, non ?

En professionnel consciencieux, le bleu de l’équipe précisa qu’il était sur le point de découvrir les motifs de ce legs mystérieux. Selon ses dires, ce n’était plus qu’une question de jours.

— Je ne manquerai pas de faire circuler l’information dès que possible, rassura-t-il.

Il termina son exposé par un jugement de valeur partial :

— Pour moi, dit-il, cela ne fait aucun doute, les apparences les accablent. Un parcours commun, souvent glauque, des liens intimes, éphémères mais intimes, un mobile dont le moteur est l’argent. Et enfin, point d’alibi ; ni pour l’un, ni pour l’autre. Chacun chez soi qu’ils affirment au moment des faits. Sans témoin, bien sûr.

Il fit une pause, moue goguenarde sur visage victorieux.

Silence de plomb autour de la table. Chacun s’interrogeait sur les conclusions de l’inspecteur Cousin.

L’auteur du rapport boucla enfin son argumentaire. Il enfonça le clou se lâchant d’une maigre concession surtout pour flatter l’amour-propre de Marcello :

— Tout les désigne. Le Polak pour se refaire une santé financière après des années de tôle, Kate pour éponger ses dettes et s’assurer un avenir confortable jusqu’à la fin de ses jours. Reste désormais à les confondre. Avec des preuves comme le réclame Marcello, ce serait certes le Graal. Enfin, cerise sur le gâteau, comme on l’a vu, aucun alibi. Et point de bornage téléphonique non plus à leur domicile respectif au moment des faits, ni ailleurs. Pas de chance ! Ils auraient eu matière à se défendre. Alors ?

Dans son envolée, l’inspecteur Cousin fut tenté de clore la séance par un « Allez, au boulot maintenant ! » généralement dédié à l’autorité supérieure, mais les mots restèrent accrochés au fond de sa gorge.

De par son estime de soi, de par son intelligence et ses mérites supposés, le jeune loup qui sommeillait dans ce corps d’adolescent aux allures empruntées, parfois gauches, venait de montrer les dents. Pour autant, marquait-il des points sur le tapis de la considération professionnelle ? À voir.

Bref, l’apprenti-policier, modeste et appliqué, qui taisait ses ambitions, surtout devant ses collègues, qui se cantonnait aussi au rôle de benjamin sans prétention aucune, se révélait au grand jour. Jusqu’alors il avait pris soin de ne point susciter la jalousie de ses collègues. Il progressait à l’abri des regards et des rivalités, évitant les écueils, les mesquineries et les mauvais traitements. C’était habile. S’attribuer le premier rôle sans jamais éveiller les convoitises. Attendre, se fondre dans le paysage, se placer en embuscade puis sortir du bois, saisir sa bonne étoile. La surprise serait totale et le coup imparable.

Désormais, Cousin était aux portes du pouvoir.

— Des aveux ou des preuves ! exigea Marino.

Et de conclure :

— Dans l’attente, nous en resterons là pour aujourd’hui. Messieurs, je vous remercie de votre écoute. Vous pouvez disposer.

L’équipe se retira en ordre dispersé. Toinou quitta les lieux précipitamment, mû par quelque obligation naturelle. En revanche, Marcello et Greg languissaient le pas. Ils échangeaient leurs impressions à voix basse, commentaient la prestation et les conclusions de leur jeune camarade.

Sous le regard du Président de la République, encadré comme une relique et collé au mur pour cinq ans, le haut fonctionnaire félicitait son protégé. Il lui promettait un avancement rapide, une future promotion, mieux ! un brillant avenir ainsi qu’une carrière exceptionnelle.

Séduit par les compliments de son supérieur, Thierry Cousin salua son patron avec respect et courtoisie, sourire de bachelier frais émoulu sous cape. Visiblement, il avait atteint son but.

Extrait 3

Bob traîna des pieds pour accepter l’entrevue. Finalement, il y consentit faute d’arguments et par pure déontologie professionnelle. Afin d’éviter fuites et commérages au sein du service, il fut acté d’une rencontre secrète qui se déroulerait au QG de Marius, Le Télégraphe.

Des senteurs indélicates, entre café noir, bière, pastis, alcools blancs et vins, flottaient dans l’établissement, mais aucune odeur de tabac dans l’air. Respectueux de la réglementation en vigueur, Gégé bannissait en effet les fumeurs de son établissement. Ce n’était pas l’idéal pour son business mais une consolation pour les rares clients qui n’étaient pas accros à la nicotine.

Quelques joueurs de contrée aux propos rudes, attablés dans le coin le plus sombre du bar se disputaient le bout de carte en annonçant les points et la couleur. Les jetons, balancés à même le tapis, changeaient de main pour se transformer en espèces sonnantes et trébuchantes. Les bougres étaient dans l’illégalité mais n’en avaient rien à foutre car à la fin de l’envoi ils touchent ! Le tenancier des lieux laissait pisser car ces clients singuliers lui assuraient la recette de l’après-midi. Pour un commerce en perdition, c’était beaucoup.

En habitué, Mèhu arriva le premier rue Colbert suivi de son compère, puis dans la foulée de son camarade d’enfance. À la vue de son inspecteur principal, le patron marqua l’arrêt, furieux comme un roquet en cage.

— Quoi ! Que fais-tu là, toi ? lança-t-il à Marcello, les lèvres pincées comme s’il venait d’avaler un citron. Je ne t’ai pas viré ?

Marius amortit le choc par une boutade douteuse qui réchauffa un peu l’atmosphère. Les trois protagonistes investirent bon gré mal gré une table à l’écart des consommateurs afin de préserver la confidentialité de leurs échanges. Le coup d’envoi fut donné immédiatement après.

Il n’était pas dans l’intention de Marius de réveiller les antagonismes entre les deux policiers. Il évita donc de balayer les conclusions sans fondements du Fiston pour ne pas heurter la susceptibilité de Dieu le Père, Robert Marino, grand chef de son état.

Il attaqua son pote, bille du passé en tête :

— Il y a une vingtaine d’années, révéla-t-il à Bob, Charco et Barba ont fait naufrage au large de Planier. Ils étaient accompagnés d’un jeune couple qui a péri noyé. Marcello, a retrouvé l’identité des victimes. Je te la donne en mille, il s’agit des parents du minot !

— Impossible, s’étouffa le boss, incrédule. Vous êtes fous ? Hier encore la brave femme lui a téléphoné !

Et, pour signifier sa colère, il écrasa sa paume avec fracas sur le plateau de la table bistrot. Derrière son zinc, Gégé le sermonna d’un signe réprobateur tandis que Marius, indifférent au geste rageur de son ami d’enfance, poursuivait sa démonstration, imperturbable :

— Qu’il affirme ! Sa mère comme son père sont bien décédés. Les corps des malheureux Cousin ont été retrouvés du côté de Carry, ils ont été identifiés. Aucun doute possible, mon vieux. Thierry est orphelin. Il a été élevé par ses grands-parents paternels dans la Nièvre. Il n’a plus personne ici-bas car ses aïeuls maternels s’en sont allés eux-aussi.

— Et les coups de fil de sa maman ?

— Qu’il dit ! Une connerie !

La cervelle de Bob ne fit qu’un tour :

— Vous prétendez que Thierry nous aurait manipulés ?

Marcello sortit de son silence, conciliant :

— Non pas ! On n’en sait rien, mais on le présume, rectifia-t-il. Cependant, on pourrait supposer que son mobile serait d’ordre familial comme la…

Le Doyen n’eut pas le temps de finir sa phrase.

— La vengeance ! s’emballa son supérieur.

— C’est ça ! le gosse pourrait tenir les docteurs, survivants du drame, comme responsables de son malheur. La presse de l’époque, les a d’ailleurs incriminés pour non-assistance à personne en danger. Par la suite, l’enquête les a blanchis. Ils ont obtenu un non-lieu sans équivoque.

— Non, non, vous êtes fous ! renchérit Marino dans un ultime baroud d’honneur.

Marius ramena le calme par des propos flatteurs :

— On a besoin de toi, Bob. J’ai filé Thierry. Il s’est rendu hier dans l’arrière-pays varois et il a planqué un paquet, je crois, ou autre chose, je ne sais pas. Nous n’y avons pas touché pour ne pas compromettre la scène de crime, si crime il y a bien sûr. On peut t’y emmener et voir ensemble.

Un moment circonspect, Bob évalua tout l’intérêt, notamment personnel, qu’il aurait à pousser les investigations dans cette voie.

— OK. Mais on ne va pas faire ça à l’arrache. Je demande au juge une commission rogatoire. J’espère que je ne vais pas passer pour un con, une fois de plus !

Personne ne pouvait lui garantir certes le succès de l’opération.

— Au point où tu en es, tu n’as plus rien à perdre, objecta Marius.

Robert Marino se serait passé de la remarque. Il ne broncha pas car elle tombait sous le sens.

Avant de se séparer, ils convinrent d’agir dans le plus grand secret : ne pas informer la brigade, ni les journalistes afin de ne pas réveiller la méfiance de Thierry. La confidentialité absolue de l’appareil judiciaire était donc de rigueur. Mieux, elle s’imposait à tous.

 

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