Extrait 1

Comme d’habitude ma mère s’est assise et moi je me cramponne au montant du siège. Les gens rentrent de leur travail dans des autobus bondés. Pour ne pas changer, je suis coincé entre les fesses d’une grosse mégère et un grand noir duquel émane une odeur des plus désagréables. Si cette situation s’éternise je crois bien que je vais mourir asphyxié ! Je suis tellement petit que les adultes ne me voient même pas. Ils m’écrasent sans se soucier de moi et je vis cet état de fait comme une profonde injustice. Il faut que je leur montre que je peux être plus redoutable qu’ils ne l’imaginent et qu’il serait temps qu’ils fassent attention aux plus petits. Aussi, je croque vaillamment à pleines dents les fesses de la mégère. La brûlure lui arrache un cri perçant et sans se poser plus de questions elle se retourne et envoie une violente gifle au grand noir.

— Petit vicieux, va ! Je vais vous apprendre à pincer les fesses des jolies filles, moi !

— Mais Madame…

— Et il proteste l’effronté !

Les gens commencent à prendre parti pour la dame :

— Sortez de ce bus Monsieur, vous n’y avez pas votre place !

— Un tel comportement est indigne dans notre société !

— Il faudrait pouvoir mettre en place un système de bus par catégorie sociale ! Je suis même prêt à payer plus cher, moi !

— Laissez-moi m’expliquer…

— Dehors Monsieur, vous vous expliquerez dehors et sortez de vous-même ou j’appelle la police !

— Oui c’est ça, qu’on le mette dehors !

Cette fois le chauffeur arrête son autocar sans se préoccuper des klaxons qui résonnent derrière lui :

— Bon, on ne s’énerve pas ! Monsieur va descendre tout de suite et l’incident sera clos.

En disant cela, il se fraye un chemin à travers la foule permettant à l’individu en question d’atteindre la porte sans se faire lyncher. L’hostilité à son égard est si palpable qu’il se précipite à l’extérieur sous une volée d’insultes. Ma mère, témoin de la réalité des faits, se retient de rire. Sur le coup j’ai eu peur pour ce brave homme. Moi je voulais juste faire une blague, pas entendre toutes ces méchancetés. À un moment j’ai même pris peur : et si cet homme se faisait tuer ? Les gens sont tellement fous, leur agressivité n’a pas de limite. J’ai senti mes jambes devenir coton et des grosses gouttes de sueur dégouliner sur ma nuque. Non, franchement, je n’étais pas très fier de moi à cet instant précis. Mais je me réjouis que le chauffeur ait pu le faire descendre sans incident, c qui me soulage. À présent, ça va mieux, je souris mais je n’en mène pas large.

Extrait 2

À cet instant, Zéphirin accompagné de trois hommes fait irruption dans la pièce :

— On vient donner la main !

— C’est gentil à vous.

— J’espère que tu paieras le coup, Rustine !

— Pas de problème, j’ai justement un bon cru de côté, ça me donnera l’occasion de le partager.

Et nous voici dans la pièce voisine à admirer le fameux piano. En le voyant de plus près il faut bien convenir qu’il est tout bonnement majestueux ! En bois noir vitrifié, avec des poignées massives sculptées et dorées sur les côtés, et deux chandeliers pivotants sur la face avant de l’appareil, il semble nous attendre. Synchronisés, les hommes l’empoignent et le sortent d’une traite à l’extérieur ! Admiratif, j’ouvre de grands yeux devant tant de testostérone !

Comme prévu ils le mettent sur la route et exécutent le plan édicté par le curé. Quelle épopée ! Tout le monde rit aux éclats et se raconte des blagues ! Les éclaireurs à l’avant et à l’arrière de l’équipée agitent leur fanion en riant d’autant plus que nous ne croisons aucun véhicule. Celui qui ouvre la marche fait parfois le clown en prenant le piano pour un taureau et lui pour le matador, les gens l’encourageant avec des olé !

On passe ensuite devant l’habitation du syndicaliste pur et dur de Saint Gobain qui ne peut s’empêcher d’interpeller mon père :

— Holà, camarade Rustine, tu fais entrer un des symboles du grand capital dans ta chaumière ?

— T’es toujours aussi con, toi ! Ça vient de chez le curé et c’est un cadeau pour ma femme !

— Les curés, les patrons et les bourgeois, même combat, même potence !

L’ecclésiastique stoppe le convoi, retrousse ses manches et serre les poings. Tout le monde commence à rire de la situation mais personne ne s’attend à ce que le coup parte si vite et si violemment mettant presque KO le syndicaliste qui tombe à terre. Le curé le regarde saigner à la commissure des lèvres :

— Et dire que tu t’appelles Jésus ! Tu devrais avoir honte, misérable, de prononcer de pareilles paroles. Tu as intérêt à être à l’office dimanche avec toute ta petite famille sinon j’expliquerai à ta femme pourquoi je refuse de baptiser ta dernière, espèce de scélérat ! Et tu as intérêt d’être plus généreux que d’ordinaire lors de la quête, je t’aurais à l’œil !

Le syndicaliste se relève penaud, la tête rentrée dans les épaules, en tamponnant sa lèvre fendue avec un mouchoir sale tiré du fond de la poche de son pantalon :

— Il fallait pas le prendre comme ça mon père, c’était une boutade !

— Je crois que le Seigneur ne l’a pas entendu de cette oreille. Alors, je compte sur toi dimanche ?

— Bien sûr !

— Rentre chez toi, dis à ta femme que tu t’es blessé en nous aidant, elle te verra comme son héros avec toute la candeur qui la caractérise.

— La candeur ?

— Profites-en pour ouvrir un dictionnaire. Allez, on se remet en marche !

Extrait 3

Elle penche légèrement la tête en arrière en fermant les yeux, passe la main dans ses cheveux en les repoussant en arrière, visiblement nostalgique d’une époque que je n’ai pas connue. Elle se redresse, me prend par les épaules et poursuit son récit :

— C’était comme un petit village fait de maisons en bois, de bric et de broc. On se débrouillait comme on pouvait car les logements manquaient, tout comme la nourriture d’ailleurs. On se serrait les coudes, on s’entraidait. Les hommes du quartier, les pirates du Rhône comme on les surnommait, rapportaient à manger en pêchant à la dynamite. Quand la police les surprenait ils se mettaient à courir très vite, très très vite, entraînés par leur chef Dédé l’Arnaque. Celui-là, il trempait dans toutes les combines. Un soir où il pêchait la police le guettait dans un traquenard monté de toutes pièces par les forces de l’ordre. Pris en flagrant délit de pêche illégale, on a entendu les coups de sifflet qui nous parvenaient de toutes parts. On savait que c’était pour lui. On est tous sorti de nos cabanes en tendant l’oreille, prêt à donner la main à Dédé s’il le fallait, à le planquer par exemple. Mais lui, il s’est enfui. Alors la police lui a tiré dessus. Blessé au bras, il a continué sa course folle, c’est qu’ils couraient vite aussi les flics ! Il a piqué un sprint jusqu’au pont de la Guillotière, et là, la police le coinça de part et d’autre du pont. Alors, pour leur échapper il plongea dans le Rhône. Ça faisait une sacrée hauteur mais il était le meilleur nageur du coin. C’est lui qui m’a expliqué qu’il ne fallait pas se baigner dans le Rhône, surtout près des ponts car il y a souvent des tourbillons qui nous entraînent au fond et bon nombre de gens sont morts noyés en voulant en réchapper. Quand tu es pris dans un tourbillon il faut te laisser descendre, sans te débattre. Dès que tu touches le fond, tu remontes comme une torpille et le tour est joué. Sachant cela, les flics n’allaient pas lui courir après !

— Il est profond le Rhône ?

— Dédé nous disait qu’il y avait environ six mètres de profondeur vers les ponts, c’est long quand un tourbillon t’entraîne en bas, tu as l’impression de te faire engloutir par le fleuve. Tu sais, les pirates s’entraînaient à le traverser à la nage. Le passage le plus étroit est de soixante mètres. Quand ils se sentaient en harmonie avec le fleuve, quand ils avaient confiance en lui, alors ils pouvaient aller s’entraîner au pied des ponts et se laisser descendre au fond. C’étaient des caïds les hommes à l’époque !

 

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