Extrait 1/3

Cette fois, le gros titre qui s’étalait en lettres mélodramatiques en Une l’alerta avec une vigueur inexplicable et hors de propos.

Tapie, victime d’un coup tordu ?

était-il questionné de manière aussi racoleuse qu’angoissante. Dérogeant à ses habitudes, il se reporta au sous-titre, qui lui apprit que l’ancien président de l’Olympique de Marseille se plaignait d’être la victime d’un lynchage judiciaire, perpétré par l’État dans le cadre de l’affaire Adidas.

Tullipot était déjà en train de regretter d’avoir perdu son temps à se renseigner sur un personnage aussi méprisable que Bernard Tapie, quand un violent haut-le-cœur l’arracha à son sentiment de rejet. Comme une illumination, la lecture de la manchette lui avait indiqué la marche à suivre pour mettre un terme aux manifestations du samedi après-midi.

Il devait monter un coup tordu contre Bonucci. De la sorte, il disposerait de la légitimité nécessaire pour lui reprocher de comploter contre la sécurité de l’État. Sans réaliser quelle mystérieuse inspiration l’avait visité, il ressentit la certitude connexe qu’il lui fallait accuser Bonucci d’avoir échafaudé un attentat contre la Préfecture de Nancy.

Éberlué, il constata que son intuition était fondée. Même si c’était par une voie tortueuse oscillant entre rêve et réalité, elle lui avait indiqué la marche à suivre pour interdire les manifestations et recevoir la promotion qu’on lui avait promise en haut lieu. Il n’eut alors plus d’autre effort à fournir pour étayer l’ébauche de projet qu’il tenait. Immédiatement, il lui parut évident que Bonucci ne devait pas s’en sortir vivant. Sinon, il parlerait et le coup monté serait éventé.

Tullipot ne tarda pas à trouver la parade. Il lui suffisait de présenter Bonucci comme un dangereux terroriste que les renseignements intérieurs avaient démasqué, alors qu’il était sur le point de passer à l’acte. Si on expliquait qu’il cachait chez lui une bombe et qu’il avait menacé les policiers venus l’arrêter de la faire exploser, le prétexte était tout trouvé pour lancer l’assaut contre lui et l’abattre. Avec un tel alibi, personne ne songerait à contester la décision prise. Mieux, elle passerait aux yeux de tous pour la seule option envisageable afin d’éviter le carnage.

Tullipot arriva à la Cité judiciaire. On mesure désormais dans quelle disposition il se trouvait quand il s’assit à son bureau. Pour autant, il ne se laissa pas submerger par les émotions. Au contraire, il se lança dans une longue et méticuleuse inspection du scénario qu’il venait de ficeler, afin de s’assurer qu’il n’était pas la victime d’une hallucination mentale, qui lui ferait prendre une élucubration pour la résolution du problème qui le requérait depuis ce matin.

Quand il tint la certitude que tel n’était pas le cas, il s’ébroua sur son fauteuil, n’en revenant pas de tenir la solution pour surmonter l’obstacle qui le gênait depuis sa nomination comme Procureur de Nancy. Son seul regret fut de ne pas pouvoir confier l’expérience paranormale qu’il vivait en ce moment. S’il s’y risquait, il serait à n’en pas douter tenu pour un déséquilibré doublé d’un monstrueux criminel.

Pour autant, ce constat ne l’amena pas à prendre conscience du caractère monstrueux du crime qu’il ourdissait et à le rejeter. Au contraire, il se sentit conforté dans ses choix, au nom de la raison d’État, qui était la cause suprême autant que le moteur de son existence. À ses yeux, il avait le droit de mentir et de tuer, du moment qu’il agissait en faveur de l’État français.

Cependant, il ne tarda pas à entrevoir la limite qui entravait son canevas de complot. C’était qu’il ne présentait pas les compétences requises pour monter le narratif de son plan sans risquer de mal respecter la procédure qui codifiait strictement les conditions de l’assaut. Dans ces conditions, la seule solution était de recourir au savoir-faire d’un expert aguerri dans le traitement de ces dossiers brûlants.

 

 

 

Extrait 2/3

Au fil du temps, Jacqueline avait intégré Bonucci à l’atmosphère de son établissement, en lui prêtant la stature du militant qui se bat pour la justice et la liberté, à l’égal des communards au 19ème siècle. Elle répétait à qui voulait l’entendre qu’elle rêvait de faire du Royal le point de ralliement des révolutionnaires opérant dans le secteur de Nancy. Elle ajoutait en plaisantant que l’appellation de royal convenait particulièrement mal à des anarchistes, des communistes ou des socialistes décroissants.

—  Salut, Jacqueline, répartit Bonucci, sur un ton détendu. Tu ne devineras jamais ce qui m’amène à une heure aussi matinale chez toi !

— Ne me dis pas que tu comptes organiser une réunion improvisée pour préparer la manifestation sauvage de ce soir ? plaisanta-t-elle, elle qui déplorait que, depuis l’automne, les manifestations anti-passe aient disparu.

Bonucci rit de l’allusion et commanda son café bien serré.

— Plus tard, reprit-elle, l’air convaincu, c’est grâce à des héros de ton acabit que nos petits enfants bénéficieront de la véritable démocratie et des droits sociaux universels qui vont avec.

Bonucci, qui connaissait sa passion pour les discussions politiques, tint à éviter le malentendu.

— Tu ne devineras jamais le cadeau que le ciel m’a délivré ce matin ! corrigea-t-il.

— Tu as gagné au Loto ? conjectura-t-elle.

— Tu brûles, sourit-il, impressionné par la justesse quasi médiumnique de son intuition.

— Je donne ma langue au chat, finit-elle par concéder, incapable de gagner en précision et de trouver la bonne réponse.

Il baissa le ton, comme s’il partageait avec elle un secret d’État, qui ne devait être entendu par personne.

— Je viens de recevoir un SMS qui m’annonce que j’ai gagné un gros lot au Grand Jeu organisé par l’hypermarché Auchan La Sapinière pour ses 40 ans, se réjouit-il, avec un emportement triomphal et communicatif.

Pour prouver qu’il n’affabulait pas, il sortit son portable et lui montra le SMS qui attestait de sa bonne foi. Elle grimaça en lisant le message.

— Et ils te disent qu’ils ont envoyé chez moi le courrier de confirmation ? s’étonna-t-elle, interloquée. C’est bizarre, je suis bureau de relais pour recevoir les colis en dépôt, mais je ne travaille pas avec Auchan.

Elle se gratta la tête.

— Admettons, accorda-t-elle de guerre lasse. Je viens de recevoir le courrier. Je vais aller vérifier si je n’ai pas une lettre pour toi !

Elle partit de son pas vif et revint, la lettre à la main et la mine triomphale.

— Maintenant que tu m’as mis dans la confidence, tonna-t-elle en oubliant toute discrétion, je dois être au parfum de la somme que tu as remportée !

Il rit en guise d’approbation et ouvrit dans la foulée le courrier.

— Waouh ! hurla-t-il, submergé par l’émotion. J’ai gagné 10 000 euros !

 

 

 

Extrait 3/3

Jacqueline prit peur. Qu’allait-elle encore apprendre d’effroyable ?

— Suis-moi, reprit Ludivine, j’ai besoin de te parler en tête à tête dans la salle de réunion.

Jacqueline obtempéra. Les deux femmes se dirigèrent vers la cour. Quand elles furent arrivées, Jacqueline ne put attendre plus longtemps et entreprit, sans transition, de l’interroger avec fièvre.

— Que se passe-t-il, encore ? pressa-t-elle avec anxiété, sur un ton presque excédé.

— Pourquoi ajoutes-tu « encore » ? s’étonna Ludivine, qui ne comprenait pas l’allusion à laquelle faisait référence Jacqueline.

Cette dernière réalisa que sa serveuse n’était pas au parfum des mésaventures qu’endurait Bonucci. Inspirant fortement pour se rasséréner et recouvrer de la clarté dans ses idées, elle articula avec lenteur.

— Il est vrai que tu ignores tout du contexte dans lequel je me débats, admit-elle. Quand tu m’as vu sortir du bar avec Bonucci tout à l’heure, c’est parce qu’il s’est réfugié dans la pièce où nous nous trouvons actuellement pour échapper aux mystérieuses menaces qu’il affronte depuis ce matin.

— Des menaces ? répéta Ludivine, en fronçant les sourcils. Dans ce cas, l’expérience que je viens de vivre prend une tournure beaucoup plus préoccupante.

— L’urgence commande que tu me la relates, pressa Jacqueline.

Ludivine se racla la gorge, sentant que le problème dont elle allait être avertie était sérieux.

— Tout est allé très vite, retraça Jacqueline. Juste après que tu aies quitté le Royal avec Bonucci, un type est rentré, la cinquantaine, le crâne chauve et des petites lunettes. Il s’est approché du comptoir. Je pensais qu’il avait l’intention de commander le plat du jour, vu l’heure. Mais il s’est excusé de me déranger dans mon service et m’a demandé si Bonucci était présent.

Sous l’effet de la stupéfaction, Jacqueline allongea le cou.

— Je te demande pardon ? bafouilla-t-elle, visiblement apeurée. Et que lui as-tu répondu ?

— J’ai prétexté que je n’en savais rien, relata-t-elle. J’ai réagi de la sorte, parce que je ne l’ai pas senti.

Jacqueline battit des mains, soulagée.

— Tu as adopté l’attitude qui convenait, la complimenta-t-elle. Je n’en suis pas surprise. Tu es quelqu’un de fiable et de réfléchi.

Ludivine secoua la tête avec gêne, n’ayant pas fini d’exposer sa relation.

— Ce n’est pas tout, osa-t-elle, ennuyée d’ajouter un malheur de plus à une série déjà surchargée. Il a ensuite voulu savoir où était rangé l’ordinateur de Bonucci.

— Je te demande pardon ? s’effaroucha Jacqueline, en élevant la voix.

Elle se sentait tellement révulsée par le sort qui s’acharnait contre Bonucci qu’elle en resta bouche bée. Si l’homme savait que Bonucci s’était réfugié au Royal et que son ordinateur s’y trouvait aussi, c’était la preuve indiscutable que ce dernier était sous surveillance étroite, voire qu’il était en danger, alors qu’il se croyait protégé par Garaudel.

— J’ai alors compris que ce type n’était pas un client et que ses intentions étaient suspectes, reprit Ludivine. Je lui ai rappelé que je n’étais que la serveuse et je lui ai conseillé d’attendre ton retour pour en discuter avec toi personnellement.

— Et comment a-t-il réagi ? enchaîna Jacqueline avec brusquerie, parce qu’elle espérait encore le retrouver.

— Il est parti sans ajouter mot, conclut Ludivine.

— Et tu n’as pas cherché à le retenir ? regretta Jacqueline, comme s’il était toujours possible de revenir sur le passé et d’en modifier les aspects défectueux.

— Je n’en ai pas eu le temps, se justifia Ludivine. Ce n’est qu’ensuite, après son départ subit, que j’ai senti à quel point son attitude était étrange, presque déplacée. C’était comme s’il était venu pour intimider.

— Attends ! la coupa Jacqueline, mue par une brusque fulgurance, qui la conduisit à interrompre la discussion.

Ludivine n’eut que le temps de l’apercevoir quitter les lieux au pas de course. De son côté, Jacqueline monta les marches deux à deux jusqu’au 1er étage, ouvrit prestement la porte de l’appartement et s’engouffra dans le couloir qui menait au salon, là où elle avait déposé le portable de Bonucci. Elle redoutait que l’homme ou un complice soient venus le subtiliser. Heureusement, elle l’aperçut, demeuré à l’emplacement exact où elle l’avait laissé, bien en évidence sur la table.

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