Extrait 1

Cela remontait-il à plus ou moins d’une heure lorsque les yeux de Millie s’étaient enfin fermés ? Impossible de le dire avec certitude. Elle-même avait eu l’impression de dormir par à-coups. Violette de son lit défait, promena son regard dans la pièce baignée d’obscurité. Seule une lueur de lune perçait à travers les rideaux de la chambre à la moiteur étouffante. Pourtant, elle eut un frisson, sa chemise glissée de ses épaules et ses cheveux emmêlés lui collaient à la peau. Violette ne put réprimer une grimace de dégoût, ça la rebutait quand les adultes se saoulaient. Ils étaient pitoyables avec leurs mâchoires malodorantes et grandes ouvertes comme des fours, prêts à avaler n’importe quoi, tout en refaisant la société à leur manière.

Millie s’était amusée à les espionner à travers un nœud manquant dans la porte. Violette en colère l’avait grondée tout en lui expliquant que ce n’était pas un bon comportement. En voyant l’air contrit de sa sœur, elle s’en voulut, même si le rôle de première née l’insupportait quelques fois. Alors elle avait sorti du coffre le livre Les petites filles modèles. Malgré les sempiternels « pourquoi ? » que sa sœur lui posait, elles avaient pu s’évader de la maison avant de se laisser aller au sommeil. Lorsque l’aînée avait été tirée pour de bon de son assoupissement par un bruit assourdissant, comme un choc, elle s’était alors redressée, avait tendu l’oreille, mais n’avait plus rien perçu. Millie dans son lit étroit, tout à ses rêveries, paraissait encore plus délicate. Un visage d’ange, orné d’immenses yeux indigo et encadré d’une abondante chevelure châtain tombant jusqu’à son buste. Âgée de huit ans, sa jeunesse, dans le clair-obscur, évoquait tous les possibles dorés alors que la réalité s’avérait si âpre.

À ce moment, Violette distingua un autre son qui se fit plus distinct. Un bruit de métal gratté. Quelqu’un tâtonnait avec la clé de leur chambre, cherchant la serrure. Il était rare que leur mère les enferme, sauf si elle devait s’absenter dans l’urgence et que personne d’autre ne soit dans la maisonnée. Cela voulait donc dire qu’elle était partie dans la nuit. Finalement, la clé tourna. Avant de voir, ce furent ses narines qui se dilatèrent. Des émanations écœurantes vicièrent l’air ambiant. La première bouffée qui se porta à elle : l’odeur résiduelle du poisson, puis celle de l’eau-de-vie. Les deux combinées lui donnèrent aussitôt la nausée. Quand le bois du lit craqua un peu tandis que son matelas s’enfonçait, Violette serra les dents afin de ne pas se retourner. Elle entendait sa respiration. Elle se crispa en essayant de se tenir tranquille.

–– Tu sens si bon Violette. J’aimerais beaucoup te cueillir, tu sais.

De quoi parlait-il ? Que lui voulait-il ce poivrot à la fin ?

–– Si tu ne bouges pas, tout ira bien. Après tout, tu ne voudrais pas réveiller ta p’tite sœur, hein ?

Alors avant même qu’il étende son imposante main vers elle, Violette comprit ce que son beau-père attendait d’elle. Paradoxalement, ses pensées se heurtèrent entre hurler de terreur, de colère et s’abandonner au consentement. Si elle criait assez fort, Millie s’éveillerait et il s’en irait, si elle laissait faire… Comme s’il avait pu lire en elle, Daniel chuchota :

–– Tu ne souhaites certainement pas que je sorte la ceinture ? Qu’iras-tu donc raconter à ta mère après ? Des « c’est pas moi, c’est pas de ma faute ! » De toute façon, elle s’en fiche si tu veux mon avis, parce qu’elle est partie nocer ta mère, avec mes amis en plus. Moi aussi je veux du bon temps, t’es assez grande maintenant pour m’en donner. N’oublie pas que jusqu’à aujourd’hui, je t’ai offert gîte et couvert.

Le cauchemar allait commencer. Résignée, Violette ferma les yeux et s’imagina flotter au-dessus de l’océan tel un oiseau libre.

Extrait 2

Sa chemise de nuit parme enfilée, Millie se glissa dans son lit.

–– Tu peux éteindre la lumière s’il te plaît.

–– Hum.

La benjamine connaissait les sombres dispositions qui animaient parfois sa sœur, pourtant elle ne put se résoudre à garder le silence.

–– Qu’est-ce qu’il te voulait, papa, tout à l’heure dans la cour ?

Le sang violent martela à nouveau son crâne, faisant ressurgir la colère. Elle ne pouvait pas lui fiche la paix cinq minutes. Elle n’était pas Luce, alors finit l’indulgence.

–– Tu sais très bien ce que tu as vu, tu as onze ans maintenant. Alors désolée de t’apprendre qu’on n’est pas dans Les petites filles modèles. Laisse-moi tranquille et essaie de dormir.

Violette se mordit violemment la langue. Elle avait bien failli lui crier à la figure que son père était un monstre, pour autant elle n’avait pas voulu être cruelle avec sa jeune sœur. Ni lui faire peur.

Ma pauvre Millie, honte à ton Papa ! Je voudrais qu’il soit mort. Le voilà l’unique moyen d’être enfin libérée. Mais comment et quand ? Réfléchis. Pourquoi attendre ? C’est maintenant ou jamais.

Violette rejeta alors sa couverture au bout du lit, posa ses pieds sur le sol glacé et s’assura que Millie dormait à poings fermés. Puis en catimini, elle passa devant Daniel et Luce ronflant à tue-tête dans leur alcôve, et s’arrêta sur le pas de leur seule pièce à vivre. Là, dans le réduit qui servait de cuisine, elle chercha un couteau. Les yeux écarquillés comme dans une boutique des merveilles, elle ne savait lequel choisir tant il y en avait. Celui à fileter ? À hacher ? Le dentelé ? Elle n’allait pourtant pas rester plantée là. Tu n’as pas le temps.

Tout à coup, son cœur se mit à battre la chamade. Elle se rendit compte que sa main droite ne serrait plus le couteau choisi, elle venait de le lâcher. Elle se trouvait devant leur lit, les bras ballants. Ses narines furent agressées par une odeur de fer tandis que sa bouche se chargeait d’un goût aigre de vomi. Sans compter que ses yeux se teintèrent de rouge, partout où ils se posaient, ils découvraient des éclaboussures de sang. Violette tenta alors de libérer sa raison qui montrait des velléités de résistance.

–– C’est ce que tu voulais, non ?

Morts, Luce et Daniel, Millie venait de les expédier en enfer. Violette n’arrivait pas à reprendre haleine. Il fallait rompre le silence pesant. Étaient-ils vraiment décédés ? Apparemment, vu qu’ils ne bougeaient plus. Vérifie. Impossible de les toucher. Sa poitrine oppressée tentait de se soulever. Ça sifflait fort là-dedans comme une vieille locomotive qui toussotait. Elle faillit hurler mon Dieu, qu’est-ce que tu as fait ? Au lieu de cela, Violette parvint seulement à se saisir de la lame barbouillée que tenait encore Millie. Tremblante, dans sa chemise de nuit maintenant maculée d’écarlate, la cadette ressemblait à une effrayante icône. Évite de la brusquer, elle a l’air aussi terrorisée que toi.

–– Je te croyais endormie.

–– Je ne l’étais pas encore tout à fait, je t’ai entendue te lever alors je t’ai suivie. Tu ne m’écoutais pas, tu étais dans la cuisine sans y être. Je me suis retournée et je les ai vus. Je les ai trouvés sales et laids. À ce moment-là, j’ai compris ce qu’ils te faisaient endurer. Je suis passée devant toi sans que tu me voies et j’ai pris le premier couteau. Il s’est enfoncé comme dans du beurre. Ils étaient mous dans leur sommeil.

Violette n’entendit pas le reste, elle pensa : c’est toi le monstre maintenant.

–– Qu’est-ce qu’on va faire ?

Reprends-toi bon sang !

–– Mettre nos affaires dans la valise de…

Elle manqua de dire maman.

–– … et quitter la maison au plus vite si on ne veut pas être séparées.

L’aînée leva alors une dernière fois un regard éteint sur Millie qui venait de comprendre sans qu’elle ait besoin d’en rajouter que le pire se trouvait peut-être au bout de leur route.

Extrait 3

Le vent continuait de siffler alors que Millie, toujours émue, se sentait attirée comme un aimant par la maison des Wood, malgré les hauts murs qui donnaient froid, les fenêtres cathédrales semblables à des yeux indiscrets et le sentiment d’insupportable tristesse qui la ceignait. La demeure resserrait son emprise sur la jeune fille. Soudain, des paroles résonnèrent dans sa tête :

–– Imagine leur calvaire, une petite laide à faire peur, incapable de parler, une mère qui a une araignée au plafond, tu pourrais les apaiser n’est-ce pas ? Tu sais comment, tu l’as déjà fait.

–– Maman ? C’est toi ?

–– Bien sûr mon enfant, ne crains rien je suis avec toi, je sais que tu en meurs d’envie, maintenant va.

Les herbes hautes lui fouettaient les jambes. Déterminée, Millie s’arrêta une fois sur le pas de l’entrée. Elle remplit sa poitrine de grandes lampées d’air. Son regard vide se posa sur le heurtoir au visage diabolique, suffirait-il de pousser la porte pour entrer ? Mue par son intuition, elle préféra faire le tour. Elle posa les pieds nus sur un parquet noir d’ébène. La faible clarté d’une lumière restée allumée assurait à lui frayer un chemin dans le silence sépulcral du logis. L’ameublement général paraissait antique. Ses chaussures à la main, Millie entama son ascension en restant du côté de la cloison recouverte de tapisseries foncées. Au premier étage, elle sut qu’elle était là. Les pièces dégageaient une odeur lourde et épaisse de brûlé. D’une main ferme, Millie se saisit alors du coupe fil, qui sur les conseils avisés des aînées de l’atelier de couture, ne quittait plus son sac à main. La chambre dans laquelle elle se glissa était vaste. Une veilleuse éclairait un tas de livres tel un gardien des songes au pied d’un lit bas. Son occupante, en apparence endormie, leva subitement des yeux immenses et mouillés. Son pâle faciès était recouvert d’éparses mèches de cheveux jaunâtres. Des lèvres amincies et recroquevillées s’ouvrirent dans un amer sourire. L’enfant ne bougea pas ni ne fit le moindre mouvement pour se défendre lorsque Millie entailla les chairs de son cou. Dans le calme, seul le murmure de sa respiration s’éteignit. Puis Millie plaça une main sur la bouche sans vie et l’écarta. De l’autre, munie de son instrument, elle lui arracha la langue.

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