Extrait n°1

Trois jours avant notre départ, tandis que je peaufinais le planning de mes obligations académiques qui ne manqueraient pas de polluer la quiétude de notre escapade familiale, j’ai vu un peu par hasard qu’Iggy Pop se produisait dans une salle du centre-ville.

J’ai acheté mon ticket en ligne le mardi soir, sans prendre la peine d’en avertir Marie, montée dormir deux heures plus tôt. Ma sortie musicale risquait d’être mal saluée par ma femme, déjà peu enthousiaste à l’idée de me voir plongé dans mes écrits durant notre semaine de répit.

Le lendemain soir, alors que nous étions tous attablés, je lui ai annoncé ma récréation du lendemain. Je n’ai pas pris la peine de lui proposer de m’accompagner, anticipant sa réponse que je savais négative. Non seulement le répertoire musical du vieil iguane ne faisait pas partie de sa médiathèque mais l’heure était aux préparatifs en cette veille de congé. Comme attendu, elle a très mal encaissé mon projet de sortie.

— Franchement, Sam, tu exagères. Tu m’apprends que tu vas te consacrer à la rédaction de ta thèse pendant notre semaine de vacances. Je te connais, tu minimises l’ampleur de la tâche et je sais comment tu fonctionnes, tu ne trouveras pas ce que tu recherches, tu vas t’obstiner et tu seras collé sur ton écran matin, midi et soir. Cerise sur le gâteau, au lieu de m’aider, tu préfères aller t’amuser et te divertir, c’est magnifique, je te remercie !

— Je ne trouverai pas ce que je cherche ? Peux-tu, s’il te plaît, être un peu plus explicite ? Tu veux dire par là que je patine ou sous-entends-tu plus simplement que je suis incapable d’y arriver ? C’est ça ? Mais dis-le-moi ! Livre le fond de ta pensée, ça sera beaucoup plus clair !

— Mais mon chéri, non, pas du tout. ! Je n’ai pas voulu dire ça ! Il n’y avait absolument aucun sous-entendu. Je voulais juste dire que tu pouvais parfois témoigner d’une certaine âpreté à la tâche, que tu ne lâches pas le morceau et que, quand tu es absorbé par un projet, tu ne fais pas toujours la part des choses.

— Marie, je suis désolé ! Je te promets de ne pas y passer la semaine ! Mais en ce qui concerne Iggy, j’ai vraiment envie d’y aller.

Extrait n°2

Il a bu une gorgée de bière et a marqué une courte pause. Je l’ai senti embarrassé, comme s’il voulait aborder un sujet sans oser se lancer.

— Tiens, au fait, Sam, et tes études en France ? Colette m’a raconté.

— Euh, changeons de sujet. Iggy va monter sur scène dans vingt minutes et je n’ai pas vraiment envie de parler de ça.

— J’ai du mal à comprendre mais bon.

— Christian, s’il te plaît !

— Comme tu veux. Mais je pense que tu l’as un peu cherché, non ? Bon, écoute Sam, tu n’as pas envie d’en parler mais laisse-moi quand même te dire ma façon de penser.

— Cherché quoi ? Où veux-tu en venir ?

— Chier dans le tube de manière prestigieuse. C’est ça que je veux dire. Et c’est exactement ça.

— Chier dans le tube ? Ah bon ?

— Oui, Colette m’a expliqué le sujet de ta thèse. Elle, elle trouve ça éblouissant. Mais bon, quand il s’agit de toi, c’est toujours magnifique avec Colette. Moi, je trouve ça assez minable. C’est considérer les financiers de marché comme des crétins, c’est cracher dans la soupe avec en bonus un diplôme de doctorat sous le bras. C’est démontrer sous le couvert de l’académique que les financiers de marché sont des idiots, des analphabètes qui ne peuvent pas décoder les fondamentaux d’une société.

— Je ne suis pas le premier à m’être penché sur le sujet tu sais, et il m’est arrivé de lire des âneries de recommandations sur des boîtes dont je connaissais les comptes. Je ne comprends pas tes arguments. Et puis, tu t’en fous, non ? Tu as quitté ce monde-là depuis longtemps.

— Oui mais je ne chie pas dans le tube, moi !

— Ah bon ? À ta manière, si ! Ressuscité en gourou de l’éthique et de la pensée philosophique alors que tu t’en es foutu plein les fouilles pendant des années. Si tu avais suivi tes préceptes idéologiques il y a quinze ans et bossé de manière orthodoxe, tu mènerais une existence normale.

— Tu es jaloux ?

— Mais jaloux de quoi ?

— De ma réussite.

— De ta réussite ou de ta sagesse, Christian ? Ni jaloux de ta réussite, et alors là, certainement moins de ta reconversion.

— Tu sais, ta thèse, si tu la termines, tout le monde ne va pas apprécier. C’est un solide pavé dans la mare.

— C’est une question personnelle, mon vieux, un travail intime. Une démarche académique. Je ne cherche pas la gloire. Je n’ai pas l’intention de faire un Goncourt des conclusions de ma recherche.

— Faudrait-il d’abord que tu la termines. Apparemment, ce n’est pas gagné.

— Ce n’est pas gagné, non. Là tu as vraiment raison. Ça te fait plaisir, non ? On dirait, tu jubiles !

— Non mais ça remettrait les choses à leur place. Tu n’as peut-être pas l’envergure ou la discipline nécessaires à un chantier pareil.

— Ou peut-être pas le talent ou l’intelligence. Dis-le, fais-toi plaisir !

— J’allais y venir…

— Et toi, ça va mieux avec Colette ? Elle te trompe toujours ? Note que je ne peux que lui donner raison. Tu sais, ta femme, je la connais presque mieux que toi.

— Sam, tu peux la mettre en veilleuse, s’il te plaît ?

— Elle est cool, Colette. Elle est ton parfait opposé, c’est probablement ce qui explique qu’on est restés si complices, comme elle est restée proche de tous ses amis. Les gens que vous fréquentez encore, c’est merci Colette. Même quand je la vois et que je vais déjeuner avec elle, je ne prends plus la peine de lui demander de tes nouvelles. Elle a l’intelligence et la sensibilité suffisamment aiguisée pour le comprendre.

— Sam, je ne sais pas ce qui me retient de te foutre mon poing sur la gueule !

— Le courage ! C’est ça qui te retient, c’est le courage. Il a toujours fait défaut dans ta misérable existence que tu combles avec des artifices. Alors, tu sais quoi ? Le sujet de ma thèse, il te dépasse complètement et il t’emmerde.

Je me suis levé de table et j’ai renversé par inadvertance sur la table le fond de ma bière qui a dégouliné sur son pantalon. Il n’a pas bronché.

— Salut Christian. Enfin, adieu ! Bon concert et la prochaine fois que tu me croises, change de trottoir, mon vieux. C’est un conseil d’ami.

— Sam, reviens ! Enfin, on ne va pas se disputer. On peut discuter, non ? Allez merde, reviens !

Extrait n°3

Cela faisait maintenant plus de deux semaines que ma retraite à La Garde-Freinet était entamée. Le visage de De Monbazillac ne me hantait plus. Je n’avais pas écrit la moindre ligne depuis mon arrivée et je le vivais sereinement. J’étais en paix avec la Sorbonne et avec moi-même, quoique conscient que tôt ou tard, je devrais rendre des comptes à Marie.

Je me suis entretenu avec elle et les ados le lendemain soir. J’avais passé la journée au volant dans le parc du Verdon et avalé plus de deux cents bornes sur la journée. Marie ne s’est pas inquiétée de mon état d’avancement. Je lui ai montré les plantations parfaitement soignées et j’ai fait le tour de la propriété afin de lui faire découvrir la beauté de la vue en arrière-saison. Il était 18h et le soleil se couchait. Les enfants étaient ravis de me voir. Manon m’a demandé avec ironie comment j’assumais ma retraite de privilégié alors qu’elle se levait tous les matins pour aller à l’école. Victor m’a annoncé que l’école c’était bof, comme d’habitude. Avant de couper, ma femme m’a dit que je lui manquais.

— Mon chéri, je vais voir avec les ados mais j’espère pouvoir venir durant les vacances de Toussaint. Je t’aime.

Le samedi, je suis descendu à Marseille. Une journée éreintante mais émaillée d’un tracé exaltant, dont les cent cinquante kilomètres d’autoroute qui séparaient la sortie de la Garde de l’entrée de la cité phocéenne. Je n’ai pas lâché le 130 km/h et fait quelques pointes de vitesse. Mon moulin était parfaitement synchronisé et m’aurait aisément catapulté à cent quatre-vingt, sa vitesse maximale. Les commentaires des propriétaires que j’avais lus étaient unanimes. La Béta était un véritable modèle précurseur. Fin des années soixante-dix, bien avant la période des GTI et super sportives, rares étaient les voitures de ce gabarit capables de flirter avec les 180 km/h et d’abattre le 0 à 100 en moins de 10 secondes. Dès mon arrivée à Marseille, j’ai cherché un lieu sûr et éloigné du centre-ville afin de planquer mon coupé. Je redoutais d’être coincé dans la circulation ou d’être accroché par un chauffard hargneux ou distrait. Je l’ai mise à l’abri dans un parking souterrain près de la gare et j’ai traversé la ville à pied. Mon escapade pédestre a été brève car au bout d’une demi-heure, j’ai fait demi-tour en vue de me remettre aux commandes et m’aventurer jusqu’à Notre Dame de la Garde via des sentiers de traverse en veillant à me tenir éloigné du trafic, et prolonger ensuite mon périple par une balade le long des calanques.

J’ai maintenu le même rythme pendant une bonne semaine. J’ai passé mes journées, béatement installé dans mon gros boudin en velours, à refaire l’histoire en temps réel de cette fantastique voiture. J’ai parcouru chaque jour entre trois et cinq cents kilomètres. Chaque jour a été la source d’un nouvel éblouissement et il ne m’est pas arrivé un seul instant de déplorer mon achat. Je ne regrettais rien en réalité. Je vivais à cent à l’heure, enfin non plutôt à cent trente.

Ma préoccupation n’était plus académique mais davantage budgétaire. La Béta était d’un tempérament assez gourmand et avalait en moyenne une quarantaine de litres de super par jour. Elle me détroussait, lors de mon passage quotidien à la pompe, d’une partie substantielle de mon budget hebdomadaire. Le pompiste a fini par me reconnaître et me faire signe de la main quand je passais devant chez lui. Lors de mon escapade phocéenne, mon excursion dans les calanques et mes accélérations autoroutières ont fait grimper la consommation à quatorze litres. À ce rythme-là, mon budget carburant dépasserait vite les 3 000 euros mensuels. J’ai été obligé de faire un retrait de cinq cents euros avec ma carte visa professionnelle deux jours plus tôt afin d’alimenter mon coupé en super.

C’est alors que je me suis dit qu’il fallait que je revoie mes plans. Que je tempère mes objectifs et les revoie à la baisse et que je me déniche une occupation. J’avais maintenant une autre bouche que la mienne à nourrir et je devais assurer l’entretien du coupé qui partageait ma vie depuis une dizaine de jours.

Comme Max n’avait rien d’autre à me confier actuellement, j’ai commencé à scruter les annonces en faisant mon shopping. Et c’est à l’entrée de l’épicerie de la Garde que je me suis retrouvé nez à nez avec une annonce.

 

Cherche main-d’œuvre pour assurer surveillance et entretien propriété environs de la Garde.

 

Il y avait un numéro de téléphone au nom de Faubourg. Je l’ai noté et me suis promis de l’appeler dès le lendemain matin. J’étais à ce stade, bien loin d’imaginer à quel point ma vie allait bientôt changer.

 

 

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