Extrait 1/3

Je me balade entre les rangées de panneaux mobiles solidement ancrés au sol et solidairement attachés les uns aux autres. Hauts d’environ deux mètres, ils s’arrêtent à quatre-vingts centimètres du sol. Ils sont recouverts d’un tissu mural gris, leur donnant ainsi plus de cachet et permettent d’exposer mes œuvres en y laissant l’espace nécessaire pour que le regard posé sur un tableau ne soit pas attiré par celui d’à côté. Ces panneaux forment des couloirs créant ainsi une espèce de labyrinthe. On se croirait chez Ikéa où on est obligé de passer par un chemin précis pour sortir du magasin nous obligeant ainsi à passer dans des rayons qui ne nous intéressent pas. Mais ici c’est différent, tout est intéressant puisque je suis l’auteur des œuvres exposées. Il faut bien que je flatte un peu mon ego.

En baissant les yeux, derrière lesdits panneaux je vois les jambes des gens qui passent le long de ce qui fait office de palissade, des ouvriers en bleu de travail pour la plupart. Ils doivent être là pour terminer les derniers préparatifs. Ça va, ça vient, tout en discutant. Des ordres résonnent un peu plus loin entre deux coups de marteau et un bruit de visseuse.

Soudain mon regard s’arrête sur une magnifique paire de jambes qui vient de passer à ma hauteur. Ces dernières sont gainées dans une paire de bas noirs imprimés dont le motif représente une araignée remontant le long de la couture. Les escarpins noirs équipés de talons d’une quinzaine de centimètres claquent sur le sol de pierre tout en embellissant davantage l’immensité de ces jambes. J’aimerais bien savoir à qui elles appartiennent, mais il n’y a pas moyen d’en voir davantage. J’avance doucement le long des panneaux, les jambes reculent dans l’autre sens. Je m’arrête, elles s’arrêtent. Je recule, elles avancent. Ce petit jeu m’amuse et je bouge lentement faisant en sorte qu’on se croise. On dirait que nous sommes en train de danser un tango argentin. J’adore cette danse que je maîtrise mal, peut-être parce qu’elle est née dans des lieux de débauche, avec des figures chorégraphiques évoquant le plus souvent la séduction et l’acte sexuel. Au cours de nuits émaillées de querelles, les premiers milongueros[1] expriment leur machisme et leur virilité mais aussi par moments leurs sentiments d’exil et de nostalgie, leurs peines de cœur et leurs désirs inassouvis. L’évolution de cette danse s’enrichit très vite de figures lascives et de mouvements à connotation sexuelle qui scandalisent la bonne société puritaine du centre-ville. Moi qui aime la provocation, j’aurais été servi ! Les titres des morceaux joués sont très expressifs du contexte argentin de l’époque : Deux coups sans sortir, Secoue-moi la boutique, Un coup bien tiré, El Queco[2] ou encore Dame la lata[3]. Bref, une musique et une danse qui ont largement leur place dans mon univers.

Une musique entre dans ma tête : Asi Se Baila El Tango de Veronica Verdier. J’avance et, alors que nous nous croisons à nouveau, je lance mon pied sous le panneau et je m’immobilise. Mademoiselle bas araignée s’approche de moi et, arrivée à ma hauteur lève un genou. Je recule en croisant mes pas, et je pivote. Elle me suit. J’avance de la même façon. Elle recule en même temps et relève un genou à nouveau. Ils doivent se marrer les gardiens derrière les écrans de surveillance. Mais je n’y pense pas. Je continue mes pas de danse, elle me suit. Encore un moment unique dans ma vie ! Je le vis à fond avec cet air qui résonne dans ma tête. Mais très vite ma curiosité est à son comble.

À qui appartiennent donc ces splendides jambes qui dansent si bien le tango ?

J’accélère le pas pour faire le tour de la cloison mais au même moment j’entends la paire d’escarpins s’éloigner précipitamment vers la sortie. Le temps d’arriver et la propriétaire de ces jambes absolument sublimes vient de sortir de la galerie pour s’engouffrer dans une grosse berline noire aux vitres teintées qui semblait l’attendre à l’extérieur. Je la regarde s’éloigner en me posant mille et une questions. Je relève le nez comme attiré par une senteur et je perçois les fragrances de son parfum flotter dans l’air. Je connais cette odeur. Bien sûr ça ne veut rien dire, surtout s’il s’agit d’un parfum connu vendu à des millions d’exemplaires, mais quand même, cette odeur ne m’est pas inconnue.

Mon téléphone se met à biper en me sortant de mes réflexions. Je l’allume, un mail m’y attend :

De : K_bere

Objet : Curieux

À : Max

Merci pour ce merveilleux tango, vous êtes un partenaire absolument exceptionnel. Mais vous êtes trop curieux, Max. Laissez mes petites araignées tranquilles. Si vous n’aviez pas cherché à savoir qui se trouvait perchée sur ces talons, peut-être auriez-vous pu jouir davantage de la vue de ces jambes qui se sont laissées aller à vos excentricités uniquement pour vous plaire, ce qui fut le cas apparemment.

De : Max

Objet : RE : Curieux

À : K_bere

Pourquoi être partie si vite ?

De : K_bere

Objet : RE : RE : Curieux

À : Max

Je ne serai pas partie si vite si vous aviez continué à danser. Vous n’avez pas attendu la fin de la musique, du moins celle que j’entendais dans ma tête. Avouez que ce n’est pas très délicat.

Je vous ai dit que je viendrai vous voir, vous et vos toiles. Vous en souvenez-vous ? Je vous ai également dit que je ne voulais pas que vous me découvriez pour des raisons qui me sont personnelles et que je vous révélerai plus tard.

De : Max

Objet : RE : RE : RE : Curieux

À : K_bere

Vous aussi vous entendiez un tango dans votre tête ? Comme c’est étrange, c’est exactement ce qu’il m’est arrivé. Quand aurai-je l’honneur de connaître les raisons qui vous poussent à ne pas vous dévoiler ?

De : K_bere

Objet : RE : RE : RE : RE : Curieux

À : Max

Dans 8 jours.

Décidément, cette inconnue est bien mystérieuse. Je range mon téléphone dans ma poche et je pars à la recherche de Faby. Salle n° 2. Je me renseigne et finalement je me retrouve face à un jeune homme coiffé d’une banane au milieu du crâne, le reste de ce dernier étant tondu en laissant un millimètre de cheveux. Des lunettes carrées à monture noire lui donnent un air cultivé.

— Vous êtes l’artiste ? me demande-t-il en posant une main sur ses hanches et en laissant retomber négligemment l’autre dans le vide.

— Oui, tout à fait. Et vous êtes Faby, c’est ça ?

— C’est exact, que puis-je pour vous ?

Je lui explique que je viens de croiser ce que j’imagine être selon moi une superbe créature et je cherche à savoir qui elle est. Je lui décris donc ses jambes et le jeune homme me regarde en arborant un grand sourire.

— Comment pouvez-vous imaginer trente secondes que je puisse regarder les jambes d’une femme ? Ah-Mon-Dieu, beurk, mais quelle horreur !

Il grimace en se tortillant tout en laissant une main retomber dans le vide et l’autre masquer la moitié de son visage qui exprime à ce moment précis le dégoût. Pauvre homme !

— Question de point de vue.

— Sans doute, mais croyez-moi, ce n’est vraiment pas dans mes cordes.

— Vous avez des caméras quand même !?

— Bien sûr, sauf que ce matin elles sont désactivées pour laisser les ouvriers brancher le nouveau système de vidéo surveillance.

— Vous ne savez pas ce que vous avez manqué. Un magnifique tango à l’aveugle.

— On peut faire une répétition si vous voulez, juste vous et moi.

— C’est gentil mais non, merci.

— Vous préférez sans doute des jambes gainées dans des bas coutures…

— … fuselées comme seules les femmes en possèdent, avec des cuisses galbées de muscles me promettant des postures inédites du Kâma-Sûtra.

— Oui, enfin vous n’aimez pas les pédés, quoi.

— Chacun sa tasse de thé.

— Donc je perds mon temps à vouloir tremper mes lèvres dans la vôtre.

— Absolument. Pour revenir à votre absence de caméras, n’importe qui peut entrer et partir avec une toile sans être inquiété ?

— Essayez donc d’en décrocher une, vous risquez d’être fort surpris !

[1] Milongueros : danseurs de tango.

[2] El Queco : le bordel.

[3] Dame la lata : donne-moi le jeton. (le jeton étant le numéro remis par la mère maquerelle au client qui louait les services d’une prostituée.)

 

 

Extrait 2/3

C’est un souffle qui frôle mon oreille et une voix extrêmement basse qui me susurre :

— Kiss kiss !

Je me redresse brusquement. Non, ce n’est pas possible. Ces deux petits mots étaient utilisés par Wélia. Elle a été la seule à me les murmurer. Pourtant c’est bien sa voix, c’est bien son parfum mais je persiste à croire que je me trompe dans mes déductions. Et si c’était une mise en scène organisée par Jonas avec la complicité d’une de mes amies couchées ? Oui mais dans ce cas, comment ferait-elle pour prendre cette voix ? Je remue en tous sens.

— Enlève-moi ce putain de bandeau !

— Pour une fois que je t’ai à ma merci tu ne crois tout de même pas que je vais te faire ce plaisir.

C’est Wélia, oui c’est bien elle. Elle vient de s’exprimer à haute et intelligible voix. Je la reconnaîtrais entre mille.

— Wélia, dis-moi que je ne rêve pas !

— Tu ne rêves pas, c’est bien moi.

— Pourquoi ce bandeau sur mes yeux ?

— J’ai été aveugle en n’ayant pas vu ce que tu as fait, bien que j’aie quand même eu des doutes : tu as été sourd aux appels de mon cœur. On aurait dû se marier car comme le dit si bien Montaigne dans ses Essais : « Un bon mariage serait celui d’une femme aveugle avec un mari sourd. » Aujourd’hui c’est toi qui es aveugle, et moi qui suis sourde à ta demande.

J’essaie de défaire tant bien que mal les menottes qui m’enserrent les poignets mais je dois me rendre à l’évidence : Jonas ne m’a pas passé les bracelets qu’on utilise dans le BDSM et qu’on peut aisément ôter en faisant sauter le cran de sûreté. Non, ce sont des vraies. Il ne perd rien pour attendre celui-là ! Je penche ma tête sur le côté et j’essaie de faire glisser le bandeau au sommet de mon crâne en me frottant contre mon épaule. Mais le nœud est bigrement bien serré, on voit que son auteur à l’habitude de se servir de ce genre d’accessoire.

Wélia me prend la tête entre ses mains, la redresse et le plus sereinement du monde elle me dit :

— Allons, reste calme mon amour, cesse de t’agiter en tous sens.

Mon amour. Elle vient de m’appeler « mon amour ». Dites-moi que je ne rêve pas, dites-moi que tout est encore possible.

Puis elle dépose un baiser sur mes lèvres sèches.

— Wélia…

J’ai envie de chialer, comme un gosse. Elle pose un doigt sur mes lèvres.

— Chut ! Tais-toi, laisse-moi faire les choses à mon idée.

Elle se lève et je l’entends manipuler quelque chose. Je perçois des petits bruits que j’ai du mal à identifier sur le coup. Mais très vite, je comprends qu’elle est en train d’ouvrir le couvercle de ma chaîne hi-fi pour y insérer un disque. Les premières notes de La Minute de silence interprétée par Vanessa Paradis s’égrènent tandis qu’elle revient s’installer de nouveau à califourchon sur mes genoux, face à moi. La chanson est d’un niveau sonore assez faible pour n’être là qu’en fond sonore.

Du dos de sa main, elle caresse ma joue et me dit :

— Elle chante notre histoire, tu te souviens ? Je l’écoute très souvent et je ne m’en lasse pas comme je ne me suis jamais lassée de ce que tu m’as fait vivre. Par conséquent tu vas m’écouter, gros bêta.

 

Extrait 3/3

C’est le plus bel été que je suis en train de vivre, complètement coupé du reste du monde. Le seul bruit qui me parvienne est celui du vent et des cigales. Allongé dans mon hamac à l’abri d’un pin parasol, mon Panama sur le nez, je me laisse bercer par la douceur de vivre. Wélia m’a abandonné pour aller se rafraîchir dans la piscine. Elle me rejoindra plus tard pour une sieste. D’ailleurs, emporté par un sommeil réparateur de mes agitations décadentes de la nuit précédente, je ne l’entends pas arriver.

En fin d’après-midi, tandis qu’un petit vent frais se fait sentir, je me réveille avec la chair de poule sur les bras. J’ai un peu froid. Wélia dort dans son hamac, ses lunettes de soleil sur le nez, un numéro de Femme Actuelle par terre. Nue, les jambes écartées, j’admire la beauté de son sexe. Légèrement bombé, sans exagération, des lèvres parfaitement symétriques, aucun poil disgracieux ne vient gâcher ce fruit enivrant à la dégustation immodérée. Elle n’a pas son ruban, mais qu’importe, elle a toujours ses anneaux. Elle est belle, magnifique.

Je me lève, légèrement titubant et je me dirige vers la maison pour aller chercher un plaid afin de la couvrir. Je n’ai pas envie qu’elle se réveille. Elle paraît si paisible.

Je dépose l’étoffe légère sur son corps et je regarde ses poignets meurtris à jamais, tout ça par ma faute. Je me remémore notre histoire et toute cette énergie dépensée par sa mère pour nous garder à distance l’un de l’autre. Quel gâchis !

Je reste un moment devant ce corps inerte plongé dans un profond sommeil. Je la sens sereine, amoureuse. Elle est mienne. Ses mains, paumes ouvertes ne cessent de me caresser dès qu’elles en ont l’occasion. Ses seins si parfaits que j’aime triturer se dressent, insolents. Sa chute de reins, d’une candeur déstabilisante, m’a toujours séduit. Quel corps magnifique ! Je l’abandonne aux bras de ce salaud de Morphée qui en profite tant et plus pour aller me faire un café.

Arrivé dans la maison, je décide de m’habiller sommairement : bermuda et T-shirt. Je commence à fatiguer de vivre nu. Le naturisme c’est sympa, mais je n’en ferai pas un mode de vie. J’ai l’habitude de sentir des vêtements sur ma peau, c’est comme ça. Aussi, une fois vêtu, j’ai la sensation de revenir à la civilisation. Je mets en route le perco et je laisse couler un café que j’ai voulu serré.

— Pourquoi t’es parti ?

Je sursaute, je n’ai pas entendu Wélia arriver.

— J’aimais bien t’observer en train de me regarder dormir. T’es beau tu sais. En plus tu prends soin de moi.

Elle s’approche et me tend ses lèvres.

— Kiss kiss.

Elle me fait craquer chaque fois qu’elle réclame un baiser de cette façon, et elle le sait. Lancé dans un baiser fougueux les yeux fermés, j’en oublie le café ; pas elle. Et splish et splash, tchouf tchouf, le café coule mais Wélia veille et, toujours en cours de baiser, elle éteint le percolateur afin de ne pas faire déborder la tasse.

Elle s’interrompt, rit en se détachant de moi et quitte la cuisine. Je prends mon café et je m’installe sur la terrasse, les jambes étendues sur une seconde chaise qui me fait face.

— Comment va mon pacha ?

Vêtue d’une robe légère, je la regarde amoureusement.

— Le pacha va bien et il est heureux comme un roi. Un peu fatigué de vivre à poil. Ce petit vent rafraîchissant tombe bien, ça me donne une excuse pour m’habiller.

— Je suis d’accord avec toi, moi aussi je suis un peu fatiguée d’être toujours à poil. Je me suis habillée mais ne t’inquiète pas, je ne suis toujours pas lassée d’être cul nu. Je n’ai donc pas de culotte.

— Petite salope !

 

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